Il faut poser le nez contre l'arête, qui fait l'angle entre les deux miroirs, pour placer les yeux de part et d'autre. La porte blindée compte plusieurs verrous et le dispositif d'exposition fait sortir en trois dimensions les différents champs de profondeur du cliché. Tout paraît plus lourd, plus colossal dans cette immense porte. En-dessous de la photographie, une légende : "Cellule des condamnés à mort, la Grande Roquette, 1895-1898". S'il n'est pas besoin de recourir systématiquement au relief pour rendre avec force l'horreur du milieu carcéral telle qu'elle se déploie sur les murs de l'exposition L'Impossible photographie - Prisons parisiennes, 1851-2010, il est en revanche nécessaire d'avoir toujours une légende pour prendre la mesure de l'abomination qui ne dit pas son nom sur les calotypes, négatifs sur verre, polaroids et autres tirages au gélatino-bromure rassemblés par les commissaires Catherine Tambrun et Christel Courtois, au terme de cinq années de recherche dans des bibliothèques, musées, agences de presse, journaux, services administratifs, archives et chez des collectionneurs. Pour solde de tout compte, trois mille huit cent images qui racontent l'histoire des prisons parisiennes, de la moitié du XIXe siècle à nos jours. "Un nombre assez faible, finalement", concède Catherine Tambrun qui en a sélectionné près de quatre cents pour l'exposition. C'est que la prison n'est pas un lieu où les photographes ont carte blanche. "Il faut donc être attentif aux légendes qui expliquent le contexte de la prise de vue : ce sont elles qui disent la vérité, poursuit la commissaire. Elles, et la littérature."
les couloirs des prisons parisiennes pendant leur fonctionnement - c'est plutôt lors de la construction ou de la démolition des établissements pénitentiaires qu'on autorisait les "campagnes" des photographes -, il faut donc recourir à d'autres médiums pour combler le manque. "La réalité des prisons ne se réfléchit pas, ne s'imprime pas, elle n'est pas montrable, elle échappe à l'objectivité de la caméra, écrit Jean Gaumy dans Les Incarcérés, en 1983. Ici manquent des notions aussi essentielles que l'oeuvre destructrice du temps, l'usure, la répétition, la monotonie et l'ennui, la révolte et la haine salvatrice, préservant la conscience de soi, de l'oubli, d'une vie qui fuit un peu plus chaque jour sans qu'il soit possible d'arrêter cet écoulement, de juguler cette hémorragie. Non pas que les images seraient fausses, mais elles resteraient incomplètes, partielles, illusoires, donnant le sentiment de toujours devoir être décalées et dérisoires."
ouvrage Système pénitentiaire aux Etats-Unis et son application en France (1845), préféré au "système auburnien" qui fait alterner enfermement individuel la nuit et travail en commun dans des ateliers la journée. Dès 1875, la loi Bérenger généralise l'emprisonnement cellulaire et astreint les détenus au silence et au port d'une cagoule pendant leurs déplacements. De cela, les photographies ne montrent rien. Là encore, il faut revenir aux écrits : "Par ordre, un silence de mort plane sur nos prisons, décrit Clément Casciani dans La Revue hebdomadaire en 1898. Quand, par hasard, un personnage se risque à les visiter, les gardiens ont la consigne d'être muets et de ne pas soulever le voile qui cache les plaies de la maison." L'administration carcérale est bien ce "dépotoir de la société", ainsi que la caractérise Chris Younès psychosociologue et docteur en philosophie, qui rappelle dans le catalogue de l'exposition que "[la prison] est, dans l'imaginaire collectif, le lieu de l'altérité radicale". Comme si la dignité devait être laissée à la consigne, comme ses affaires personnelles, à l'entrée de la prison.
Le statut de la photographie de prison évolue donc au gré des époques. Catherine Tambrun explique ainsi, dans le catalogue de l'exposition : "Les changements techniques ont des effets sur le choix des points de vue (temps de pause, présence ou non de personnages immobiles ou en mouvement, etc.) et déterminent en partie les sujets choisis (...). Dans ce corpus, on trouvera aussi bien des photographies patrimoniales commandées par des institutions extérieures à l'administration pénitentiaire (...), des photographies réalisées pour l'administration (...), des photographies d'amateurs (...), de militants (...), des photographies à usage de propagande (Appert) ou encore réalisée et parfois même commandées par les journaux (...). Se pose donc la question du statut de ces images et des contraintes et obligations éventuellement imposées aux photographes." Olivier Aubert, parti avec un Pentax 24x36 à l'été 1990, réalise quatre cent clichés en noir et blanc de la prison de la Santé, avant d'y revenir dix ans plus tard, suite aux déclarations du médecin chef de l'établissement, Véronique Vasseur, qui dénonce alors les conditions indignes d'enfermement des détenus. Pour ce second reportage, Aubert ne photographie plus aucun prisonnier. Au musée Carnavalet, les cadres noirs de ses instantanés mangent tout un mur, où s'alternent des bandes de scotch noir pour cacher le visage des prisonniers. Au milieu des clichés, la radiographie d'un torse : une fourchette entière dans le ventre d'un détenu.
du XIXe siècle, les prisons incarnent la modernité", rappelle Catherine Tambrun. Car, après la Révolution française de 1789, les peines de prison viennent remplacer les châtiments corporels, découpages de bras et autres marques au fer rouge (abolies seulement en 1832). On récupère alors d'anciens couvents pour les transformer en centres de détention (celui de Saint-Lazare, en 1781 ; celui des Madelonnettes, en 1793...), en attendant de créer de nouveaux bâtiments, qui font bientôt office de baromètre de la modernité dans l'architecture.
Et la répression disciplinaire s'alourdit : l'école et le travail ne sont plus au centre de la socialisation du détenu. Celui-ci est désormais astreint au travail pour un salaire quasi symbolique dans de vastes ateliers qui seront progressivement fermés pour éviter qu'il ne puisse échanger avec ses codétenus. Le travail sera ensuite distribué en cellule. On isole, on parque les détenus comme des animaux. Puis on les étudie, avec l'application de l'anthropométrie par Alphonse Bertillon à l'identification des récidivistes ; le premier service de photographie judiciaire en France apparaît ainsi en 1872. On réalise alors trois clichés de toutes les personnes placées entre les mains de la Justice et déférées au Dépôt. En moins de dix ans, ce sont quelque soixante mille instantanés qu'on accumule de la sorte, sans offrir de résultat concluant. "L'emploi de certains instruments, tels l'équerre ou le compas, manifestent l'objectivation d'un corps abordé comme une chose, explique Chris Younès. On peut s'en servir pour dresser des typologies ou des portraits robots qui seront pris pour modèles par les théoriciens de la criminologie naissante. (...) la pratique pénitentiaire repose sur une doctrine morale qui n'est pas sans faire penser à la thèse du kantisme. Car tout se passe comme si, pour elle, l'homme cessait d'être homme dès qu'il perdait sa liberté. On peut alors s'autoriser envers lui toutes pratiques en cours, eu égard aux objets de la nature ou de la technique. Cette conception trouve sa retentissante confirmation dans les 'albums d'individus interdits de séjour, évadés ou recherchés' qui ne peuvent qu'évoquer les 'collections d'insectes' ou les 'herbiers'." La modernité passe désormais par les progrès scientifiques, et l'impression d'un plus grand contrôle sur les consciences des prisonniers. Le seul objet de l'enfermement est, officiellement, la privation de la liberté de circuler. Dans les faits, les détenus ne sont plus considérés comme des citoyens.
Paris - Le Dépôt : "Ce qui est vraiment navrant, c'est le quartier cellulaire des enfants. La préfecture de police arrête ou recueille près de 1700 enfants par an. Sans doute, dans ce nombre, il se trouve des coupables et des pervertis, mais combien d'abandonnés !" Et s'il est un point commun aux photographes des prisons, à toutes les époques, c'est justement l'absence des mineurs dans le cadre. "L'enfance en prison est le tabou absolu, il n'en subsiste aucune trace photographique", explique la commissaire. Restent quelques berceaux dans un dortoir, ou une salle d'école, pour rappeler qu'une femme qui accouche en prison peut garder son enfant jusqu'à ses dix-huit mois avec elle, et que la loi est de plus en plus stricte à l'égard des mineurs. Les peines planchers, instaurées il y a quelques mois, en sont un énième symptôme.
les objets qui les définissent. Des autoportraits en creux, avec magazines, produit vaisselle, romans et posters foutraques. Il ne s'agit jamais de montrer les extrêmes, comme le souligne Chris Younès : "Telles sont les deux limites à l'intérieur desquelles opère la photo en prison : taire l'horreur même si elle est signifiée de loin et exalter l'espoir inséparable de la vie sans tomber dans l'apologie." Cet espoir, c'est peut-être aussi celui qu'on retrouve dans les plus vieux clichés de prison récupérés à ce jour, réalisés par Henri Le Secq en 1851 : trois petits calotypes, négatifs et positifs sur papier, montrant la prison de la Force en pleine démolition. 
