L`Intermède
Henry Moore, à bras le corps
Si l'audace du sculpteur Henry Moore (1898-1986) est  aujourd'hui reconnue comme la marque d'une civilisation libérale et humaniste, au point que de nombreuses administrations ont choisi ses oeuvres voluptueuses pour symboles institutionnels (l'Unesco à Paris, la ville de Toronto au Canada...), une grande partie de sa production s'est faite dans un contexte historique liberticide. Jusqu'au 8 août, la Tate Britain fait ainsi honneur à l'introspection et au vertige de l'émancipation de l'artiste britannique, dans une
exposition qui soulève plus d'interrogations qu'elle n'offre de certitudes. Quelque cent-cinquante pièces - sculptures, peintures et croquis confondus - réalisées entre les années 1920 et 1960, sont réunies au musée londonien pour explorer les parts d'ombre de l'artiste britannique.

Le bronze, le plâtre, le marbre, l'albâtre, le cumberland, la pierre d'Ancaster, l'ébène, le fer, le bois de noyer, le plomb... Les mains de Henry Moore, né à la fin du XIXe siècle à Castleford dans le Yorkshire, ont façonné bien des matériaux. Issu d'une famille de travailleurs miniers, le jeune Moore, encouragé par sa professeure de travaux manuels, développe rapidement une affection particulière pour les "cailloux anglais" : "Au début de ma carrière, je me faisais un honneur d'utiliser les matériaux indigènes, parce que je pensais qu'étant Anglais je me devais de comprendre nos pierres. Elles étaient moins coûteuses et je pouvais aller voir un tailleur de pierre pour lui acheter des pièces aux formes et tailles aléatoires. J'ai essayé d'utiliser des pierres anglaises qui n'avaient encore jamais été utilisées en sculpture." Contrairement à bon nombre de ses contemporains, le geste n'est pas mimétique : Moore sculpture, dessin, Henry Moore, primitif, psychanalyse,
surréaliste, matière, guerre, exposition, Tate, Londres, inclining
figure, angoisse, sexualité, bronze, pierre, war arts'intéresse d'abord à la matière. La "reclining figure", leitmotiv de l'exposition - une salle entière lui est dédiée - et de sa carrière en général, est emblématique de cette avidité d'expérimenter, de vivre la matière, dont l'inertie n'est qu'apparente. Fasciné par les propriétés de chaque matériau, Moore s'approprie tantôt le précieux bois d'Elmwood pour ses êtres allongés sur-dimensionnés,  tantôt le bronze pour leur conférer un poids de réel immuable.

Flirtant avec l'art primitif à ses débuts, dans les années 1920, non sans rappeler un Pablo Picasso – à qui il rendra visite plus tard, lorsque ce dernier peint Guernica - le sculpteur révèle une appréhension singulière du corps humain. Selon Moore, l'anatomie est objet d'expression par excellence, celui qui permet, mieux que tout autre, de partager ses sentiments et impressions sur le monde. Et, revendiquant une liberté artistique sans borne, l'artiste devient rapidement le fer de lance de la sculpture d'avant-garde, innovante. Le motif de la mère et de l'enfant, réelle obsession que Moore admet volontiers, et qui hante d'autres sculpteurs britanniques de la même époque, à l'instar d'Eric Gill, Henri Gaudier-Brzeska et Jacob Epstein (lire notre article sur l'exposition Wild Things à la Royal Academy of Arts de Londres),  est prétexte à une réinvention multiple du corps. Certes, des thèmes classiques comme l'affection, la protection et l'intimité ne sont pas absents. Mais la valse "entre une petite et une grande forme" suggère davantage d'ambivalence : le regard de la mère et de son enfant ne se croisent jamais, parfois les corps s'enlacent au point de se confondre. L'artiste n'hésite pas à y insuffler toutes ses angoisses, ses fantasmes aussi : Suckling Child (1932) réduit la mère à des seins nourriciers face à l'enfant vorace ; plus tard, les Mother and Child sont teintés d'érotisme.

Les obsessions intimes de Moore se manifestent avec plus de force au cours des deux décennies suivantes, avec des pièces marquées des spectres de la claustrophobie, de la peur, de la sexualité, façonnant des corps prostrés, violentés, fragmentés. Les jambes entrouvertes de ses "reciling figures", les allusions sans ambages de sculptures qui se taquinent et s'assemblent - Two forms de 1934 ou 1936, par exemple - la permanence d'orifices variés dans les tailles, ne laissent pas de doute sur le symbolisme sexuel dont Moore charge ses créations. En cela, il est proche des Surréalistes, dont il co-signe plusieurs manifestes en Grande Bretagne et avec qui il a en commun une forte appétence pour la psychanalyse. Mais ne pas voir dans l'abstraction et le défoulement des formes le signe d'une névrose personnelle ; à travers l'externalisation d'une sensibilité culpture, dessin, Henry Moore, primitif, psychanalyse,
surréaliste, matière, guerre, exposition, Tate, Londres, inclining
figure, angoisse, sexualité, bronze, pierre, war artindividuelle, Henry Moore saisit l'esprit de son temps, celui d'une crise de la civilisation, dans le sillon de la première guerre mondiale. Désorientés, les nations européennes cherchent des hommes forts, qui leur redonnent l'illusion de certitudes inébranlables. A la rationalité désincarnée, célébrée par le fascisme qui s'étend en Europe comme un feu de forêt, répondent en négatif des mouvements tels que le dadaïsme ou le surréalisme, à l'affût des tendances primitives de l'humain, de l'absurde et de l'étrange. Ces tensions se retrouvent dans les pierres travaillées d'Henry Moore, en particulier dans ses "stringed figures", dont les ficelles méticuleusement tendues expriment avec force l'affrontement et toutes les tensions d'une époque.
 
Matérialiser ce qu'il ressent ne lui suffit pas : l'artiste s'engage également dans des actions politisées. Élevé par un père mineur et syndicalisé, Moore a vécu de près les grèves qui ont précédé la grande crise de 1929 et qui nourriront son engagement socialiste ultérieur. Il n'hésite pas à critiquer publiquement la politique de non-intervention de son gouvernement face aux exactions nazies en Espagne, puis en Tchécoslovaquie. Lorsqu'il souhaite se rendre dans la péninsule ibérique avec une délégation pour témoigner son soutien aux rouges, sa demande de sortie du territoire lui est refusée. Ses oeuvres sont classées "art dégénéré" en Allemagne, et systématiquement détruites. Son engagement explique certainement la commande publique reçue en 1942 pour documenter, à l'aide de dessins, le travail des mineurs britanniques : "Si l'on demandait à quelqu'un de décrire l'enfer, ceci ferait l'affaire", raconte Moore à propos des mines qu'il reproduit à l'aide de pastels gras, crayons et aquarelles dans des tons extrêmement sombres, variations de gris et de noir. A nouveau, le corps est au coeur de ses toiles. Un corps anonyme, presque translucide, vulnérable.

C'est également avec son pinceau que le britannique saisit les scènes se déroulant à Londres pendant le Blitz, les attaques aériennes allemandes incessantes. Lorsque les citoyens se réfugient dans le métro, l'artiste donne à voir des êtres misérables, recroquevillés sur eux-mêmes, pathétiques, disparaissant dans le même halo d'anonymat que celui qui entoure les travailleurs des profondeurs minières. La source d'une telle expressivité réside peut-être, aussi, dans l'expérience d'un homme qui a combattu sur le front de Cambrai en 1917, témoin d'innombrables horreurs. Après avoir enduré plusieurs attaques au gaz, Moore fait partie des cinquante-deux survivants de son bataillon, initialement composé de quatre cents soldats. Ses dessins deviennent non seulement un "war art", un art de guerre militant, mais influencent surtout la perception de la guerre de toute une nation : nombreux sont les Britanniques qui associent la seconde guerre mondiale aux tableaux prégnants de Moore. Par la suite, l'artiste ne manque pas de décrier les horreurs de l'ère atomique, comme en témoigne Atom Piece (1964-5) à mi-chemin entre un crâne humain et un champignon nucléaire. Certaines figures d'après-guerre – Girl Seated against Square Wall, 1957-1958 - étranges réminiscences des êtres destitués d'Alberto Giacometti, font sciemment écho aux souffrances ineffables vécues lors de la Shoah. Cette interaction fertile entre Henry Moore et son environnement artistique, politique, intellectuel justifie d'ailleurs le découpage de l'exposition, qui ne s'attache qu'à sa création jusqu'aux années 1960, période à partir de laquelle il s'est concentré sur son monde intérieur, et ce jusqu'à sa mort en 1986. Comme si, au trop-plein ténébreux de l'extérieur, il lui avait ensuite fallu trouver un envers intime.
 
Asmara Klein, à Londres
Le 01/05/10
 
sculpture, dessin, Henry Moore, exposition, tate britain, londres, psychanalyse, surréaliste, matière, guerre, exposition, Tate, Londres, inclining figure, angoisse, sexualité, bronze, pierre, war art
Henry Moore, jusqu'au 8 août 2010
Tate Britain
Millbank, Londres
Tlj : 10h - 17h40
Noct. dernier vend. de chaque mois (21h)
Tarif plein : £12,5
Tarif réduit : £11
Rens. : (+44) 20 7887 8888










D'autres articles de la rubrique Formes
 
Exposition : La troisième dimension - l`architecture miniature, à la Maison de l`Architecture et de la Ville de Lille jusqu`au 30 avril 2010 Exposition : Inspired by nature au Lieu du Design, à Paris, jusqu`au 12 mai 2010.
 
Crédits et légendes photos :
Vignette sur la page d'accueil : Henry Moore, Recumbent Figure, 1938. Tate © Reproduced by permission of the Henry Moore Foundation . Photo: Rocco Redondo
Photo 1 Henry Moore, Reclining Figure, 1929. Leeds Museums and Galleries © Reproduced by permission of The Henry Moore Foundation
Photo 2
Henry Moore, Tube Shelter Perspective Liverpool Street Extension, 1941. Tate © Reproduced by permission of The Henry Moore Foundation
Photo 3
Henry Moore, Reclining Figure, 1939. Detroit Institute of Arts © Reproduced by permission of The Henry Moore Foundation