L`Intermède
Claire ok
Cent ans après la première publication de Du Cubisme, ses auteurs, Albert Gleizes et Jean Metzinger, deux figures emblématiques du courant artistique du début du XXe siècle, sont remis à l'honneur. Avec l'exposition Du cubisme, et après ?, Le Musée de la Poste - à Montparnasse, là où s'étaient installés les peintres avant-gardistes avant de gagner Montmartre et le Bateau Lavoir - propose une rétrospective en hommage à ces deux fondateurs du cubisme injustement négligés. Un événement inédit, puisqu'il dévoile pour la première fois en Europe depuis 1953 les toiles de Metzinger et présente ensemble ces deux artistes qui, à un moment de leur vie, ont partagé les mêmes préoccupations esthétiques.


Par Émilie Combes
 
1912. Alors que le Cubisme est né depuis plus de cinq ans dans les ateliers de Braque et Picasso, paraît son texte fondateur, dont le rôle a été prépondérant dans la découverte et la propagation du mouvement en France et à l'étranger. Cette même année, ouvre la vaste exposition de la "Section d’Or" qui fit figure de manifeste en rassemblant à la galerie parisienne La Boétie plus d'une trentaine d’artistes dont Gleizes et Metzinger, qui présentent alors leur "défense et illustration" de la nouvelle esthétique. Si le cubisme y est présenté comme une évolution logique, ils n'entendent pas moins en montrer les aspects novateurs.


"Qui comprend Cézanne, pressent le cubisme."

A l'heure où Freud remet en question la notion de l'intériorité de l’homme, Einstein les questions de temps et d'espace, et où les mathématiciens spéculent sur d'autres dimensions, comment, pour les artistes contemporains, continuer à simplement imiter une réalité désavouée ? La réponse, ils la trouvent chez Cézanne, qui propose de "traiter la nature selon la sphère, le cylindre et le cône, le tout en perspective", mais aussi chez Gauguin et les cultures primitives, se penchant dès lors sur la question de la forme et de la matérialité. Déjà, en mars 1907, la présentation au Salon des Indépendants de deux toiles – Nu bleu souvenir de Biskra de Matisse, et Les Baigneuses de Derain – avaient suscité le scandale. Pour le journaliste Louis Vauxcelles, "les simplifications barbares de M. Derain ne heurtent pas moins [que le Nu de Matisse]. Des marbrures cézaniennes verdoient sur les torses des baigneuses enfoncées dans une eau terriblement indigo". Des critiques acerbes et virulentes, il y en aura pléthore durant les nombreuses années qui voient évoluer les artistes cubistes. Pour autant, ces derniers tentent régulièrement de le faire comprendre au public. Dès la fin 1911, un groupe, désigné sous le nom de "Section d’Or", se réunit chez les frères Duchamp à Puteaux. Composé de critiques d'art, d'artistes, de poètes ou encore de mathématiciens comme M. Raynal, A. Salmon, Apollinaire ou Princier, c'est de ce milieu, riche sur le plan intellectuel, artistique, littéraire et scientifique que naîtront les entreprises de légitimation du cubisme, dont l'essai de Gleizes et Metzinger.

LE BUT DE CET ECRIT, fruit des discussions et de toutes les réflexions des membres de la "Section d’Or", est surtout de mettre en garde contre une interprétation trop simple de l'étiquette "cubisme". Il se veut être un texte de légitimation. Le mérite de l'exposition est d'ailleurs de montrer l'influence de ces nouvelles approches sur les autres arts. Leurs expériences sont en effet soutenues par leurs amis poètes, Guillaume Apollinaire, Max Jacob, André Salmon, ou encore Pierre Reverdy qui, de leur côté, hachent la syntaxe et la continuité du discours.

Deux singularités : entre tradition…

EN PLONGEANT au cœur de la création de Gleizes et Metzinger, l'exposition vise à présenter le système d'émulation et les réflexions communes qui ont eu lieu au sein du couple, mais également à montrer la singularité de chacun et son originalité propre, entre tradition et modernité. Le premier des deux hommes, Albert Gleizes, peintre autodidacte, fait partie du groupe de l'Abbaye de Créteil et ses premières œuvres témoignent clairement de son héritage classique. Le second, Jean Metzinger, peintre de la scène montmartroise, affiche nettement des influences néo-impressionnistes et fauves. Dans sa toile, Falaises de Longues (1906), il construit le paysage à l'aide de touches de peinture de couleurs lumineuses et vivantes où le turquoise de la mer vient côtoyer celui du ciel pour mieux contraster avec les couleurs chaudes, rouges et orangées de la falaise qui s'étend dans l’eau. Ici, l'éclairage ne semble plus venir de l'extérieur du tableau mais bien de ses couleurs mêmes, donnant un relief et une dimension onirique à la toile. On retrouve également ses influences fauvistes dans la toile Paysage coloré aux oiseaux aquatiques (1906) où le rouge agressif se mêle aux aplats de couleurs chaudes et pures, remplaçant les tons cristallins des toiles impressionnistes. Mais en 1908, Gleizes découvre le cubisme à travers l'œuvre de Le Fauconnier. Dès lors, si l'impressionnisme avait libéré l'art du souci d'imitation, de ressemblance avec le réel visible, Gleizes s'en détache et préfère partir d'un modèle géométrique et coloré à son gré, construisant ses œuvres sans modèle réel.


… Et modernité

DEUX ANS PLUS TARD, les deux artistes se rencontrent chez Mercereau – homme de lettres et poète proche de Delaunay – pour ne plus se quitter et confronter en permanence leurs créations. Travaillant dans un rapport d'émulation constant et malgré quelques positions divergentes, ils œuvrent pour la diffusion du cubisme. De son côté, Gleizes choisit des représentations encore lisibles et ne souhaite pas abandonner la figuration humaine, en préservant son intégrité. Petit à petit il semble adopter dans ses toiles les signes visuels qui témoignent de l'activité moderne de l’époque : usines, grues portuaires et tous les éléments qui resituent l'homme dans un contexte moderne et industriel. En effet, selon lui, le cubisme a un style capable de rendre compte au mieux des aspects de la modernité, ce qui est nouveau dans la société contemporaine. Dès lors, des toiles comme La ville et le fleuve (1913) présentent des éléments métalliques, des fragments de grue, ou encore des cheminées crachant des fumées noires, le tout relevé par des couleurs vives, venant mettre en relief les éléments symbolisant cette modernité. Pour les deux peintres, il est de toute façon impossible de peindre en faisant abstraction totale des signes connus. Le propre de leur art est justement d’aborder la réalité par l'intermédiaire du signe, seul repère du spectateur qui reconstruira l'objet.

METZINGER QUANT A LUI considère très tôt la peinture cubiste comme un moyen de synthétiser des points de vue multiples. Une de ses toiles les plus emblématiques est Le Goûter (1911). Présentée au Salon des Indépendants de 1911, la toile est qualifiée de "Joconde du cubisme" par André Salmon. La tasse présentée devant la jeune femme est à la fois vue de profil et de l'intérieur. Dans l'étude de son Oiseau bleu (1912), Metzinger révèle lui aussi sa volonté de représenter certains symboles de la modernité. Au milieu de la déconstruction du nu représenté dans un intérieur, il reprend le motif de la nature morte, mais intègre au-delà du rideau des clins d'œil au monde moderne parisien tels que le Sacré Cœur ou un bateau. Ainsi, Metzinger semble appliquer le Cubisme comme une sorte de recette, plaquant une stylisation à chaque sujet par lequel se manifeste l'esprit nouveau, en somme : la modernité. Cette importance accordée à cette dernière révèle nettement la volonté
de créer un art authentique et populaire, qui, paradoxalement, n'a jamais été bien reçu par le public.


Composer, construire

DANS L'OPINION PUBLIQUE, la création cubiste repose sur une remise en question permanente du point de perspective unique, principe mathématique sur lequel repose la peinture depuis la Renaissance. En effet, avec le cubisme, ce système traditionnel s'effondre. Pour autant, cette disparition de perspective unique n'annonce pas une ère de liberté sans fin car un nouveau principe d'organisation est nécessaire. A leur début, dans les années 1910, les deux peintres adoptent une conception tridimensionnelle de la forme, réduite à des éléments géométriques et à une multiplicité de points de vue. Selon Metzinger, Gleizes "procède par emboîtement de cubes", et "la construction de son tableau dépend de l’orchestration de ces volumes géométriques qui se déplacent". En revanche, Metzinger "veut dominer le hasard ; il tient à ce que toutes les parties de son œuvre se répondent logiquement […], que la composition soit un organisme aussi rigoureux que possible". Pour Gleizes, Metzinger reste trop fermement accroché à son sujet et sa conception est trop austère.

LES DEUX HOMMES S'ACCORDENT cependant sur un certain nombre de points. Pour eux, le tableau doit être essentiellement indépendant, nécessairement total, "il n'a pas à satisfaire immédiatement l'esprit mais au contraire l'entraîner peu à peu vers les fictives profondeurs où veille la lumière ordonnatrice" (Du "Cubisme"). Dès lors, il semble que n'imiter que les volumes serait nier ces nuances au bénéfice d’une monotone intensité. Comme en témoigne leurs œuvres, et ce dès leurs premières toiles cubistes comme Les Arbres (1912) de Gleizes, le couple revendique le fait que certaines formes doivent demeurer implicites. C'est de cette manière que l'esprit du spectateur sera le lieu choisi de leur naissance concrète. En somme, la science du dessin consiste à instituer des rapports entre les courbes et les droites.

LES CUBISTES enseignèrent aussi une nouvelle façon d'imaginer la lumière. Selon eux, éclairer, c'est révéler ; colorer c'est spécifier le mode de révélation. Ils appellent lumineux ce qui frappe l'esprit et obscur ce dans quoi l'esprit est obligé de pénétrer. Mais que l'on ne s'y trompe pas : à l'idée de lumière, ils ne rattachent pas mécaniquement la sensation de blanc, non plus qu'à l'idée d'ombre celle de noir. Aimant la couleur, ils se refusent à la limiter. Ternes ou éclatantes, fraîches ou terreuses, ils jouent de toutes les possibilités comprises entre les points extrêmes du spectre, entre le ton froid et le ton chaud. Gleizes et Metzinger estiment tous deux qu'"aux formes simples siéent les données fondamentales du spectre, [et qu’]aux formes fragmentées conviennent les jeux chatoyants" (Du "Cubisme").


Variations

MAIS CES ELANS DE CREATION et de renouveau moderne vont être mis à mal par la Grande Guerre qui frappe l'Europe entière. Après 1914, Gleizes et Metzinger prennent des chemins différents. Le premier part s'installer à New York où les gratte-ciels de la ville, ses publicités ou encore le jazz, lui inspirent de nombreux tableaux et dessins qui tendent vers l'abstraction. Il développe des peintures non figuratives, intégrant des plans verticaux et obliques, des mouvements circulaires, et donne naissance à un système pictural fondé sur le rythme, la rotation et la translation de plans. Sa grande toile intitulée Perspective (Port) (1917) présente au sein d'un contour réalisé à l’aide d'une palette ascétique, deux plans colorés et construits de manières géométriques qui se superposent. On y retrouve les symboles de la modernité propres à New-York – toits d'usines, gratte-ciel, proue de bateaux, fumée… - mais plus que ses motifs le tableau frappe par la diversité de matière qu'il présente. Le rythme ne se trouve plus simplement dans les formes et leurs ajustements mais dans la technique picturale propre. Aux surfaces planes s'opposent des parties où la matière colorée déposée par petites touches provoque l'émerveillement, et aux lignes vides et planes s'opposent les aplats de couleurs. Continuant plus loin dans sa création, tendant toujours plus vers l'abstraction, Gleizes s'oppose à la peinture Constructiviste et aux créations épurées du Bauhaus en utilisant de manière beaucoup plus élaborée la lumière et en développant dans les années 1920-30 les arabesques géométriques que l’on verra se développer dans le cubisme orphique de Delaunay, comme en témoigne par exemple sa Composition de 1937 ou encore Arabesque (1952).


Une conception de l’objet à nuancer

LE MERITE DE L'EXPOSITION est, entre autres, de de nuancer certaines conceptions trop dichotomiques concernant le Cubisme. En effet, les œuvres présentées révèlent bien que ces artistes étaient loin de mettre en doute l'existence des objets qui frappent nos sens. Leurs travaux sont fondés sur un rejet de l'imitation et sur le fait qu'ils ne pouvaient avoir des certitudes qu'à l'égard de l'image qu'ils produisent dans leurs esprits. Le grand charme de ces œuvres, comme la Nature morte (1919) de Metzinger ou Le Chant de guerre (1915) de Gleizes, est bien le fait que l'objet y est véritablement transubstitué, et que même l'œil le plus averti éprouve quelques peines à le découvrir. Le tableau se livre alors lentement et semble toujours attendre que son spectateur l’interroge. Cependant, l'idée d’un cubisme comme représentant les choses non pas telles qu’elles sont vues mais telles qu'elles sont conçues dans leur essence, synthétisant dès lors de multiples points de vue est à nuancer. L'idée de réduction du motif à un cryptogramme et à un réduit visuel est également à réévaluer. Ce que révèlent les œuvres de Gleizes et Metzinger, c'est plutôt que le signe est arbitraire et qu'il n'est pas relié aux choses qu'il veut décrire par une relation univoque. Dès lors, la réalité est seulement abordée par l'intermédiaire du signe et le langage pictural est commandé par des codes et se caractérise par son côté abréviatif. Au-delà de la décomposition des objets, les cubistes se livrent à une tentative nouvelle de transcrire la réalité de leur époque, ou du moins de l’évoquer, sans toutefois la copier.
 
Y aurait-il presque autant de cubistes que d'artistes ? Le cubisme n'est pas l'affaire de quelques uns, mais d'un groupe éclectique. Dans Du Cubisme les deux hommes concluaient : "Aux libertés partielles conquises par Courbet, Manet, Cézanne et les impressionnistes, le cubisme substitue une liberté infinie". Ce courant artistique n'était donc pas une simple rupture mais une porte ouverte sur l'avenir. Et si son bilan après la guerre a souvent été critiqué et que le mouvement s’est petit à petit éteint, il faut considérer à propos le fait que "la plupart des révolutions sont, à y bien regarder, des évolutions" (Serge Fauchereau).

E. C.
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à Paris, le

Gleizes-Metzinger, Du cubisme et après ?
Jusqu'au 22 septembre 2012
L’Adresse Musée de la Poste
34 boulevard de Vaugirard
75015 Paris
Lun-Sam 10h-18h // Nocturne jeu 20h
Tarif plein : 6,5 €
Tarif réduit : 5 €
Gratuit – 13 ans
Rens : 01 42 79 24 24



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