La condition humaine
toute chose puisque, qu'il le veuille ou non, le visiteur doit plier le genou, baisser la tête, courber le dos pour aller plus loin. Et, sans le savoir, il vient de faire une révérence sous la pierre qui contient les cendres de l'artiste. Une dévotion que ce dernier veut totale, lui qui a laissé une série d'instructions à sa mort et imposé ses règles pour pénétrer dans ce sanctuaire. Ainsi la lumière reste-t-elle délibérément faible, obligeant l'oeil à attendre, le temps que la pénombre se dissipe et que les formes et les couleurs se dessinent, peu à peu, sur les murs voûtés. Une variation de tons roses, beiges et ocres se mélange à une déclinaison de brun, vert et noir. Lentement, de l'entremêlement infini de membres, le regard distingue des corps d'hommes, de femmes, d'enfants. Nus, tous. Une assemblée d'Adam et d'Ève et le fruit de leur union ? Une représentation métaphorique de l'humanité à ses débuts ? Le paradis ? L'enfer ?
Ainsi les corps se fondent et se confondent-ils tous. Un homme serre de son bras droit une femme contre sa poitrine, tandis qu'un autre enfouit sa tête entre ses cuisses, elle-même s'accrochant au postérieur d'une autre. Plus loin, une femme s'abandonne à son compagnon, une autre enlace tendrement une amie, un homme porte un autre qui embrasse sa dulcinée dans le cou. Interminables enlacements, assemblages, aussi loin que le regard porte le long du mur droit. Et si l'obscurité laissait des doutes, les quelques huit cents esquisses retrouvées par hasard dans le grenier du mausolée lors d'une panne d'électricité les ont complètement effacés : Emanuel Vigeland a peint dans les années 1930 et 1940, aidé parfois de sa compagne et de son fils, tous deux également peintres, une oeuvre jugée choquante pour son époque.
De fait, dès son plus jeune âge, Emanuel Vigeland est imprégné des textes bibliques. Son père s'inscrit dans le mouvement piétiste, d'inspiration luthérienne, qui traverse le Sud de la Norvège à la fin du XIXe siècle. Figure éminente du village où la famille vit, le père d'Emanuel et Gustav organise des lectures de la Bible, et le cadet accompagne souvent sa mère aux réunions animées par des pasteurs laïques connus pour leurs sermons fondés sur l'emploi d'images dramatisées, en particulier de l'enfer qui attend ceux qui ne vivent pas une vie vertueuse. Et Vigeland, devenu adulte, ramène à la vie ces visions d'horreurs dans Vita. Mais il ne se contente pas de reproduire les traditionnelles représentations du Péché originel : il y mêle dans un même mouvement des considérations monistes.
