L`Intermède
Manet, la vérité crue
"Il faut être de son temps, faire ce que l'on voit sans s'inquiéter de la mode !", aurait affirmé Edouard Manet (1832-1883) à 15 ans, en réaction à une lecture des Salons de Diderot où le philosophe reprochait aux peintres de son temps de reproduire dans leurs oeuvres des chapeaux condamnés à être démodés. Dès ses années de lycée, Manet annonce donc la couleur : pour lui, seule la réalité qui l'entoure, sous tous ses aspects, même les moins flatteurs, peut constituer un sujet intéressant pour la toile. Femmes des rues aux corps dévoilés sans artifice, scènes de café ou soirées mondaines du Second Empire mais aussi natures mo
rtes ou scènes religieuses, les toiles d'Edouard Manet reflètent toutes cette volonté edouard manet, manet, édouard, édouard manet, musée d`orsay, orsay, exposition, rétrospective, biographie, analyse, parcours, oeuvre, tableau, toile, peinture, critique, nu, corps, chair, scandalede restituer une époque, sans ranger ses modèles ou ses techniques sous la coupe d'un académisme classique ou les conventions de la morale. Jusqu'au 17 juillet 2011, le Musée d'Orsay illustre le parcours de cet enfant terrible de la peinture avec l'exposition Manet, inventeur du Moderne

Allongée nue sur son lit, sans prêter la moindre attention au splendide bouquet qu'on lui tend, Olympia  observe : des bras aux aisselles ombrées de duvet, un ventre aux renflements naturels, une carnation peinte avec vigueur et délimitée par des traits sombres distribués par un pinceau ferme, une chair de femme vivante. Un chat noir à la queue en point d'interrogation vient suggérer ce qu'elle cache de sa main gauche, seul signe de pudeur. Avec Olympia (1863), mais aussi avec la femme dévêtue du Déjeuner sur l'herbe (1863), Manet se détourne radicalement des nus féminins des peintres académiques de son temps. La pudique Phryné devant l'aéropage (1861) de Jean-Léon Gérôme, qui cache son visage rougissant tandis que son avocat exhibe son corps d'albâtre aux courbes idéales, et la Vénus (1863) de Cabanel aux membres imberbes et lisses, sorte de pâte d'amande blanche et rose aux yeux de Zola, triomphent l'année même où les deux tableaux les plus célèbres de Manet choquent la plupart des spectateurs au Salon des refusés, où sont exposées les toiles rejetées par le très académique jury du Salon de peinture de Paris.

La modernité du peintre passe à la fois par la volonté de représenter la réalité de son temps - Olympia est une prostituée, et non une déesse mythologique entourée d'angelots joufflus ou bien une courtisane de l'Antiquité placée dans un décor historisant - et de peindre cette réalité sans chercher à l'embellir ou l'idéaliser. Lola de Valence (1862), tableau en pied d'une célèbre danseuse de l'époque, illustre lui aussi ce dogme de Manet : certes, le costume de Lola chamarré de vives couleurs que met en valeur une mantille de dentelle blanche est splendide, mais les jambes du modèle sont courtaudes, aux chevilles épaisses, aux muscles accentués. De vraies jambes de danseuse. Mais c'est sûrement Le Christ aux anges (1864) qui confirme cette importance d'un corps aussi cru que possible : entre deux anges aux visages éthérés repose le cadavre du Christ, aux edouard manet, manet, édouard, édouard manet, musée d`orsay, orsay, exposition, rétrospective, biographie, analyse, parcours, oeuvre, tableau, toile, peinture, critique, nu, corps, chair, scandalemains épaisses, au visage déjà jauni par la mort, "peint en pleine franchise et vigueur" comme se plait à le souligner Zola, plus affirmé dans son soutien que Charles Baudelaire (1821-1867),  mais moins constant que Stéphane Mallarmé (1842-1898) qui reste intimement lié à Manet jusqu'à la mort de ce dernier.

Il en fallait sans doute pour défrayer la chronique à l'époque : une femme des rues croquant des cerises, sa guitare sous le bras, (La Chanteuse des rues, 1862), une jeune fille en jupon et corset se repoudrant devant la glace tandis que son client l'attend d'un air ennuyé (Nana, 1877), mais aussi, loin de ces modèles aux évocations érotiques peut-être, une mère lavant son linge en plein air, tandis que son enfant contemple cette scène des plus prosaïque qui choque tout particulièrement le jury du Salon de Paris en 1876 (Le linge, 1875), une assemblée de femmes et d'hommes à un événement mondain (La Musique aux Tuileries, 1862 ; Le Bal masqué à l'opéra, 1873), une femme, un chiot sur les genoux, tandis que sa fille regarde la fumée d'un train qui passe (Le chemin de fer, 1872)… Autant de sujets révolutionnaires pour l'époque, témoins de la volonté du peintre de se tourner vers le monde qui l'entoure, vers une société qui ne cesse de se transformer, vers le Paris aux multiples facettes du Second Empire. Manet fut-il le seul à inventer la modernité ? Nombre de tableaux de Gustave Courbet (1819-1877) sont tout aussi audacieux, dont bien sûr L'Origine du monde (1866). Edgar Degas (1834-1917), lié par une amitié souvent tumultueuse avec Manet, affirme sa primauté dans la représentation des scènes de la vie contemporaine. Quant à Claude Monet (1840-1926), lui aussi grand ami de Manet, il est le peintre des effets de lumière et de la nature quand le père d'Olympia s'intéresse avant tout, comme Françoise Cachin le souligne dans la monographie qu'elle lui consacre (1), aux gens qui se meuvent dans cette même nature. Il n'empêche : Manet représente la volonté d'imposer coûte que coûte à ses contemporains le choix du vrai.

Du reste, dès ses premières toiles, l'artiste indique ses intentions en choisissant pour sa formation l'atelier de Thomas Couture, dont Les Romains de la décadence (1847) semblent animés d'un certain souffle de modernité. L'élève finira par éclipser le maître, rejetant avant tout les thèmes que celui-ci choisit - justement, l'histoire antique - pour privilégier le naturel. Néanmoins, la fréquentation de l'atelier lui permet d'acquérir de solides méthodes de peinture qui conduisent tout le monde, même ses adversaires, à reconnaître le talent du peintre, comme pour Le Bon Bock (1873), l'un des moins décriés de son vivant. Les longues heures de copie de tableaux de maîtres au Louvre ont également compté pour beaucoup dans sa formation - même si la plus grande partie des tableaux de cette période ont disparu, détruits sans doute par un auteur qui renie ses premières productions, comme le suppose Françoise Cachin. Cette présence incontestable du passé dans la peinture de Manet se manifeste encore par la très forte influence de maîtres classiques, Vélasquez (1599-1660) et Goya (1746-1828) les premiers, à travers les sujets, la disposition des modèles ou le cadrage, ce dont témoigne dès 1861 Le Jeune Garçon à l'épée, représentant le jeune Léon Leenhoff - fils ou demi-frère de Manet et de Suzanne Leenhoff, future edouard manet, manet, édouard, édouard manet, musée d`orsay, orsay, exposition, rétrospective, biographie, analyse, parcours, oeuvre, tableau, toile, peinture, critique, nu, corps, chair, scandaleMadame Manet, qui apparaît avec Léon dans plusieurs des toiles du peintre - déguisé en page espagnol, pourpoint de velours et bas bleu turquoise, une épée trop lourde entre les bras, mais aussi L'Exécution de Maximilien (1867) dont la composition rappelle celle du Tres de Mayo de Goya (1814) : à l'insurgé espagnol ont succédé les proches de l'empereur mexicain et Maximilien Ier, et Manet a vêtu d'uniformes français les soldats tirant à bout portant sur les condamnés, pour rappeler le rôle que joue la France du Second Empire dans cette lamentable équipée qui tourne vite court.

Toutefois, si Manet cite explicitement ses maîtres en leur empruntant nombre de sujets, il utilise des techniques qui parviennent à renouveler les scènes et les personnages pour les inscrire dans la modernité picturale. L'absence de décor notamment, pour nombre de portraits, qui se détachent avec vigueur sur un fond uni, comme cette représentation en pied de l'acteur Faure, Portrait de Faure dans le rôle d'Hamlet (1877), peu apprécié par le modèle qui se juge fort disgracieux sur la toile, et qui pourtant restitue tout le brio de l'acteur au moment où il interprète le rôle d'Hamlet, entre résolution et hésitation, les yeux hagards, le costume noir se détachant singulièrement sur un fond gris-bleu. Les traits des modèles eux-mêmes peuvent être peints en quelques coups de pinceaux vigoureux, donnant parfois une impression d'inachevé quand Manet désire avant tout restituer l’énergie de la figure qui a posé pour lui : son Clémenceau (1879-1880) est ainsi rapidement campé, la figure hâtivement délimitée, les bras croisés. Et pourtant c'est toute la ténacité du modèle qui s'en dégage.

edouard manet, manet, édouard, édouard manet, musée d`orsay, orsay, exposition, rétrospective, biographie, analyse, parcours, oeuvre, tableau, toile, peinture, critique, nu, corps, chair, scandaleLe découpage du décor est lui aussi renouvelé, comme dans En bateau (1874), composé à la façon des estampes japonaises que Manet admire tout au long de sa vie. Son Portrait d'Émile Zola, réalisé en 1868, montre ainsi, au-dessus du bureau où est assis l'écrivain, une petite reproduction d'estampe représentant l'acteur en costume traditionnel : l'horizon y est supprimé pour créer l'effet d'un plan plat. D'autres toiles témoignent d'une étude approfondie du cadrage pour créer une composition dramatique, comme L'Homme mort (1864), sur laquelle un torero s'étend à terre : alors qu'il était autrefois intégré dans un tableau plus grand qui comprenait d'autres sujets, Manet choisit de le redécouper pour concentrer tout le regard sur le cadavre. Nombre de natures mortes montrent elles aussi une volonté de dramatisation, comme dans le Vase de pivoines sur piédouche (1864) : les fleurs occupent presque toute la toile, sur un fond brun, tandis que le regard est orienté vers le bas par les pivoines en train de se faner et, surtout, la pivoine tombée à terre, les pétales déjà épars. L'usage de la couleur est sans nul doute pour beaucoup dans cette vitalité que Manet est capable d'inspirer à ses sujets : le rouge, le blanc, le noir du Joueur de fifre (1866) sont ainsi distribués en pleine pâte, sans atténuation aucune, comme pour imposer aux yeux des spectateurs la réalité de ce jeune enfant qui joue, hésitant, quelques notes sur son instrument à vent. Paul Valéry célébre en ces termes un portait de Berthe Morisot : "Avant toute chose, le Noir, le noir absolu, le noir d’un chapeau de deuil et des brides de ce petit chapeau mêlées de cheveux châtains […] m'a saisi" tandis que Zola note entre autres sur l'Olympia : "[…] le peintre a procédé comme la nature procède, par masses claires, par larges pans de lumière, et son oeuvre a l'aspect un peu rude et austère de la nature". Il y a, dans ce miroir que Manet dresse à la société, la palpitation de la vie. 

Le 18/05/11
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Manet, inventeur du Moderne, jusqu'au 17 juillet 2011
Musée d’Orsay
1, rue de la Légion d'Honneur
75007 Paris
Tlj (sf lun) 9h30 - 18h
Nocturne jeudi (21h45), samedi (20h)
Tarif plein : 10 €
Tarif réduit : 7,50 €
Rens. : 01 40 49 48 14

(1) Manet, Découvertes Gallimard, 1994







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Crédits et légendes images
Vignette sur la page d'accueil & 1 : Édouard Manet Olympia, 1863 Huile sur toile, 130,5 x 190 cm Paris, musée d'Orsay © Musée d'Orsay, dist. RMN / Patrice Schmidt
2 Édouard Manet Le Christ aux anges, 1864 Huile sur toile, 179,4 x 149,9 cm New-York, Metropolitan Museum of Art © The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN / image of the MMA
3 Édouard Manet L'Exécution de Maximilien, 1867 Huile sur toile, 196 x 260 cm Boston, Musuem of Fine Arts Photograph © 2010 Museum of Fine Arts, Boston
4 Édouard Manet Vase de pivoines sur piedouche, 1864 Huile sur toile, 93,2 x 70,2 cm Paris, musée d'Orsay © Musée d'Orsay, dist. RMN / Patrice Schmidt
5 Édouard Manet Le déjeuner sur l'herbe, 1863 Huile sur toile, 208 x 264,5 cm Paris, musée d'Orsay © Musée d'Orsay, dist. RMN / Patrice Schmidt