
(se nourrir) a rencontré le culturel (sous quelle forme ?), et que l'on a pensé que la façon de présenter un aliment pouvait concourir au succès de celui-ci. "L'activité du design culinaire a pris beaucoup d'ampleur avec la nouvelle génération... Désormais, le domaine existe incontestablement", revendique Marc Bretillot. 
Il y a les projets qui proposent des formes pures, dont certains affichent ostensiblement le caractère ludique de leur démarche : Julie Rothhahn compose ainsi un sac de Sweetbilles (2006), dont les billes de cours de récréation contenues dans un filet en plastique sont formées d'une couche de saccharose pour imiter le verre et d'inclusions composées d'émincés de légumes séchés. Delphine Huguet propose des post-it comestibles Eat it (2009), pour les travailleurs qui ont un petit creux, quand Anne Bonin plonge dans un univers décalé avec ses Betty-Charly et Marylin (2006), bâtons de pop corn au maïs colorés, ou ses Décors cristal (2008), petites pierres précieuses en sucre. Mais ces travaux sur la forme sont aussi au service d'entreprises "sérieuses", à l'instar des créations de Germain Bourré, qui collabore avec Veuve Clicquot ou des chefs comme Mathieu Viannay ou Jean-Pierre Vigato. Sur un plateau en inox brossé, son Tourteau et langoustine en quart de tour (2008) permet, à chaque fois qu'on fait tourner le plat de 90 degrés, de libérer une nouvelle sauce depuis des étages inférieurs pour accompagner les fruits de mer. Et ses Cloches à saveur (2009) se composent de coupes en chocolat sous lesquelles on vient glisser des arômes divers (poivre, canelle, feuilles de menthe) pour parfumer le chocolat. Plus besoin d'assaisonner : le beurre de cacao permet de capter les odeurs dans la nuance. Une finesse que l'on retrouve dans les Dentelles d'Edam (2008) d'Amandine Richard et Claire Fumex, fines tranches d'Edam ciselées comme un motif de dentelles de Flandre du XVIe siècle, pour orner... des cheeseburgers. 
Jouer avec les propriétés physiques et intrinsèques des aliments, c'est aussi pouvoir jongler sur le sens qu'on leur donne et les représentations qu'ils véhiculent. Les Gâteaux musicaux de Julie Rothhahn (2010) sont ainsi composés d'une base classique en génoise au chocolat, surmontés d'un 33 tours en... chocolat. Le disque gourmand peut être lu par une platine et le morceau joué reflète un état d'esprit - joie, colère, mélancolie - faisant écho au rôle d'antidépresseur / euphorisant qu'on attribut souvent au chocolat. De même, les Totem pot-au-feu de Magalie Wherung (2008) se dressent tels des statuettes de nourriture où les ingrédients sont agencés selon onze recettes traditionnelles de pot-au-feu pré-préparés et pris dans les mailles de filets qui en font de petites sculptures. Le cuisinier se mue alors en shaman amérindien, plongeant dans l'eau bouillante le totem qui, une fois cuit, donnera des forces à celui qui le déguste...! Et si l'on est ce que l'on mange, pour Clément Moniot, on peut aussi manger ce que l'on est : ses crabes Be Nasty (2004) sont tatoués, percés et décolorés pour refléter les trois sous-cultures tribale, techno et gothique. La nourriture devient le terrain du renversement des symboles. Témoin, le projet In Vino Veritas de Matali Crasset (2008), qui plante dans une bouteille en verre soufflé une croix violette se dressant comme un étendard. L'objet fait ici le lien entre profane et sacré, entre la pratique quotidienne du traditionnel verre de vin rouge pour accompagner les repas et celle dominicale de la communion dans la religion catholique.
Progressivement, le glissement s'opère entre le sens qu'on donne à la nourriture et celui attribué à l'acte de manger lui-même : Rothhahn propose ainsi d'enfiler des Pâtadoigts (2004), sortes de dés à coudre à base de nouilles aromatisées avec lesquels on peut directement plonger dans la sauce... Toujours du côté de l'assaisonnement, Léa André et Jenni Vigaud créent des Silex de Saveurs (2010), conglomérats de sel et de sucres aromatisés avec des épices, des herbes, des légumes ou des fruits. Le mélange est rendu possible grâce à la technique du cryobroyage (littéralement : broyage par la température), qui réduit en poudre les ingrédients en les plongeant dans de l'azote liquide, sans leur faire perdre leur saveur. Il ne reste plus qu'à frotter deux pierres l'une contre l'autre pour réhausser un plat. Ce recours à des imageries venues d'autres domaines - spirituel, géologie... - vaut surtout pour les références au design industriel et à l'architecture, auxquels bon nombre de projets font écho. Hommage à Jean Prouvé de Stéphane Bureaux (2004) reprend, comme son nom l'indique, les codes architecturaux théorisés par Prouvé : le gâteau épouse la forme de son Pavillon tropical aux parois percées et à la structure modulaire. Cette intertextualité se poursuit avec la balade sur le Parquet en chocolat de Fanny Mauguey (2009), le passage du portique de jardin avec le gâteau en forme de grille type Louis XV Jean Lamour de Bureaux (2005), la promenade dans la City made of chocolate de Naoko Tone et Atsuyoshi Jijima (2006) ou dans celle des sables, mirage rendu possible avec les Archisablés de Germain Bourré (2007). On joue sur les échelles et les images fantasmagoriques.
Mais l'on n'oublie pas que le design culinaire s'insère dans le cadre d'un marché, et l'industrie agronomique française compte bien sur les designers pour développer les futurs blockbusters des rayons frais. Parmi les créateurs exposés au Lieu du Design, seule Eléonore Delattre travaille à temps plein pour la recherche et développement d'un groupe alimentaire, en l'occurrence Danone. Enjeu actuel : faire apparaître d'emblée la promesse d'un bien-être aux yeux du consommateur. Une tendance de fond qui se matérialise avec les alicaments (croisements d'aliments et de médicaments) ou la "cosméto-food" (la nourriture pour rendre beau/belle), tels que la crème d'amande pour peaux sèches Âme en douceur (2008) ou le Caviar de fruits antioxydants (2008), petites perles de baies rouge reconnues pour leur richesse en antioxydants. Ce qui n'enlève rien à la dimension politique que le design culinaire peut, à certains égards, revendiquer. On pense notamment à Game Over : disparition de Teddy Polaire (2010), où des ours en chocolat blancs sont piégés sur des icebergs en meringue qui fondent lentement sous l'action de la crème... anglaise. Echo volontaire à la catastrophe écologique de British Petroleum ? Sur le thème de l'environnement, Laurence Dupuis compose également des maquereaux pyrogravés du nom des principales marées noires provoquées par des tankers pétroliers (Noires Marées, 2004), quand Jean-Baptiste Colleuille rappelle l'extinction de certaines espèces d'animaux en donnant à chacun de ses Chocolats du monde (2004) le goût de son alimentation de base : une ganache à l'algue nori pour la baleine ou à la banane pour le gorille... Ou comment l'on renverse les habitudes de consommation, en laissant le mangeur ne découvrir qu'une fois la première bouchée engloutie le goût de l'aliment. Et que parfois, sous la douceur apparente et les couleurs légères, l'amertume se fait sentir.
