L`Intermède
David Blackwood, gravure, eau forte, Terreneuve, Toronto, Art Gallery of Ontario, Katharine Lochran, Wesleyville, Fire Down on Labrador, Lost Party, Lost Great Party Adrift, baleine, mer du LabradorVoyage au bout de la nuit
C'est la première fois qu'une rétrospective des gravures de David Blackwood, réputées pour avoir orné les timbres de la poste nationale, prend place dans un musée canadien. Fasciné par les histoires entendues dans son enfance, l'artiste n'a eu de cesse de dépeindre sa région natale, Terreneuve, et ses habitants. "Il a fait ce qu'aucun autre artiste canadien n'avait fait avant lui : il a créé une mythologie à laquelle chacun peut se sentir lié", plaide la commissaire Katharine Lochran. Comme en témoignent les soixante-dix oeuvres réunies par le musée des Beaux Arts de Toronto - Art Gallery of Ontario -, qui mettent en scène une communauté et un mode de vie aujourd'hui disparus.

De la glace, toujours de la glace, à perte de vue. Dans les gravures de David Blackwood, la neige et le givre sont omniprésents, oppressants. Ils enferment de rares figures humaines, restreignent le champ de vision, limitent la palette de couleur. Ils deviennent une menace dans Survivor Wandering (1968), lorsqu'une ombre fluette semble aspirée au loin par un dégradé de neige ; ils invoquent angoisses claustrophobes et désespoir dans Great Lost Party Adrift (1971), où une armée de silhouettes humaines encerclée par la mer du Labrador, au large du Canada, se trouve à la merci d'une gigantesque masse de glace qui s'est détachée du continent, voguant sur l'eau, léchée par les vagues. Chez Blackwood, la glace est rarement blanche, car souvent de mauvaise augure. Elle flotte entre le gris, le bleu marine et le noir, et retient les reflets lumineux autant qu'elle emprisonne ses victimes.

Ce qui pourrait être perçu comme une fantaisie n'est que la dure réalité. Car l'île de Terreneuve, province à l'extrémité Nord-Est du Canada, est le dernier lieu habitable du continent. Aussi appelée "Le Rocher", l'île termine la chaîne de montagnes des Appalaches, dans un paysage hostile à la présence humaine. Le sol de granit rend la végétation spartiate, et l'agriculture inenvisageable. Les courants marins amènent un flot constant d'icebergs, responsables des longs hivers. Terreneuve est une région à la marge, une fine couche de terre exposée aux aléas des éléments. Ses habitants sont perpétuellement rattrapés par les forces de la nature dans une lutte asymétrique, perdue d'avance, insensée. Et pourtant : entre la fin du XVe et le début du XVIe siècle, des colons britanniques s'y installent, acceptant de vivre de la pêche et de la chasse de phoques comme seule source de revenu. La communauté traverse même les siècles, notamment en raison de l'exportation d'huile de phoque pour faire tourner les machines de la révolution industrielle. Le changement survient avec le XXe siècle, et notamment l'intégration de Terreneuve à la confédération canadienne en 1949.

David Blackwood, gravure, eau forte, Terreneuve, Toronto, Art Gallery of Ontario, Katharine Lochran, Wesleyville, Fire Down on Labrador, Lost Party, Lost Great Party Adrift, baleine, mer du LabradorNé quelques années plus tôt, David Blackwood a moins vécu qu'entendu ces destinées humaines entre la vie et la mort. Lui a vu disparaître ce monde séculier. Ayant grandi dans une tradition orale de transmission des aventures et catastrophes arrivées aux marins et chasseurs de son village, Wesleyville, il s'est fait un honneur de perpétuer cette coutume. Et de la fixer à l'aide d'eau forte, d'une presse, d'une plaque métallique et de teintures colorées. "Les gravures de David Blackwood sont des histoires visuelles épiques et puissantes", affirme Katharine Lochran. Blackwood y raconte la lutte de l'homme contre la nature, dans des récits aussi lugubres que dramatiques. Souvent, la présence humaine y est réduite à sa forme la plus fragile, toujours sur le point de s'éteindre, telle une flamme dans l'obscurité des blocs de glace démesurés. Rares sont les constructions humaines dans ces visions nocturnes. Et lorsqu'elles sont représentées, c'est pour mieux  être dévorées par la nature, comme dans Fire in Indian Bay (1979). Le contraste est fort entre la pénombre qui entoure les habitants, leur impuissance à empêcher la catastrophe et la lueur rougeâtre qui s'impose dans la baie et vers laquelle converge le regard. Ce rouge que Blackwood utilise avec parcimonie, pour mieux provoquer la tension, comme dans l'une de ses gravures les plus connues : Fire Down on Labrador (1980), où une barque chargée de marins s'éloigne d'un voilier en feu, sans savoir qu'une baleine les guette sous l'eau.

C'est à l'école des Beaux-Arts de Toronto que Blackwood, alors âgé de 20 ans, se découvre une passion pour la gravure. Il a notamment à l'esprit les illustrations de la Bible par Gustave Doré (1832-1883), qu'il a découvertes dans son enfance. Bien qu'il s'éloigne du noir et blanc du graveur français, la palette est restreinte : il se limite aux mois d'hivers pour mettre en scène la vie quotidienne à Wesleyville. La fantaisie réside davantage dans le choix des sujets, comme dans Hauling Job Sturge's House (1979) : au premier plan, une ancre s'accroche solidement à quelques rochers ; quelques mètres plus loin, un groupe de curieux, dont l'ombre se projette au loin, assiste à l'effort fourni par cinquante hommes qui, dans un même élan, tirent avec acharnement sur une corde au bout de laquelle se trouve... une maison. Derrière eux, les rayons d'un soleil étincelant strient le ciel. L'abstraction chromatique enlève à la scène toute identité géographique. "Je n'ai pas besoin de dire au gens que le ciel est bleu", aime à se justifier l'artiste.

Si Blackwood insiste sur la pureté des personnes et des liens qui les unissent, c'est parce que ses gravures sont davantage la mise à plat de souvenirs et de récits transmis qu'une fresque documentaire. Les enfants sont absents du paysage, précisément parce que c'est leur regard que l'artiste adopte. Une posture qui a fait dire à certains que ses oeuvres font preuve d'une vision romantique - entendre "simpliste" - de Terreneuve. Mais l'artiste idéalise moins une communauté disparue qu'un mode de vie excluant le compromis : "Blackwood célèbre l'homme essentiel, résume le romancier canadien Farley Mowat. Il nous force à voir que David Blackwood, gravure, eau forte, Terreneuve, Toronto, Art Gallery of Ontario, Katharine Lochran, Wesleyville, Fire Down on Labrador, Lost Party, Lost Great Party Adrift, baleine, mer du Labradorl'antidote pour soigner la maladie du présent, vient du passé. Il nous enjoint à reconnaître que si nous voulons survivre, nous devons revenir aux attitudes et capacités de l'homme primaire, tout en nous efforçant de comprendre les vraie place et rôle de l'homme dans le monde naturel. Il ne tolère aucun embellissement sous prétexte de rendre son message plus agréable." Katharine Lochran considère même que, prises dans leur ensemble, les gravures de Blackwood forment un auto-portrait en plusieurs morceaux. "Cette exposition nous livre toute la sombre profondeur de sa psyché", résume celle qui a préparé l'exposition en collaboration étroite avec l'artiste. L'éloignement physique avec son sujet est non seulement bénéfique mais nécessaire au graveur pour que celui-ci puisse aller au terme de ce qui a l'allure d'un processus de gestation. Katharine Lochran décrit comment Blackwood, séparé temporellement et géographiquement de Terreneuve, "a été capable de recentrer ses sentiments, réduire son champ narratif et simplifier son imagerie". Car l'artiste n'a pas seulement vécu dans un environnement hostile, à la marge de la civilisation : il a aussi été au coeur d'une tragédie familiale.

Son père, le Capitaine Blackwood, après la mort précoce de sa première femme, s'est remarié rapidement pour ne pas laisser ses quatre enfants sans protection. David est né de cette seconde union, maudite par sa grand-mère paternelle. Personne d'autorité dans Wesleyville, celle-ci réussit à isoler la mère de David dans la communauté jusqu'à la pousser à une tentative de suicide. Après son internement psychiatrique, le jeune David est placé chez ses grands-parents maternels. Mais bien qu'il garde des souvenirs d'une enfance chaleureuse, ce nouveau foyer est bientôt détruit par les politiques de relocalisation du gouvernement canadien. Après son intégration à la confédération canadienne en 1949, Terreneuve vit une crise sociale et économique majeure. Le gouvernement fédéral, soucieux de réduire le coût  que représente une communauté aussi excentrée, décide d'un plan de regroupement géographique massif. Déracinés, les habitants ne trouvent plus de quoi vivre et sombrent dans l'assistanat, perdant toute leur dignité. Les gravures de Blackwood résonnent comme un requiem pour racheter l'honneur des siens, tout en lui permettant d'exorciser son propre passé.
 
Asmara Klein, à Toronto
Le 13/05/11
David Blackwood, gravure, eau forte, Terreneuve, Toronto, Art Gallery of Ontario, Katharine Lochran, Wesleyville, Fire Down on Labrador, Lost Party, Lost Great Party Adrift, baleine, mer du Labrador
Black Ice - David Blackwood Prints of NewFoundland
, jusqu'au 12 juin 2011
Art Gallery of Ontario
317 Dundas Street West
Toronto
Tlj (sf lun) 10h-17h30
Nocturne Mer (20h30)
Tel : +1 416 979 66 48
Tarif plein : $19,5
Tarif réduit : $11


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Livre : Couleurs, de Michel Pastoureau, publié aux éditions du Chêne. Visite guidée : le Musée du Bateau viking, à Oslo, en Norvège.

Crédits et légendes images
Vignette sur la page d'accueil : David Blackwood (Canadian 1941-) Flora S. Nickerson Down on the Labrador, 1978 etching and aquatint on wove paper 59.5 x 47.5 cm Gift of David and Anita Blackwood, Port Hope, Ontario, 1999 ©2011 David Blackwood
Image 1 David Blackwood Great Lost Party Adrift, 1971 etching and aquatint on wove paper 62 x 92.3 cm Gift of David and Anita Blackwood, Port Hope, Ontario, 2008 ©2011 David Blackwood
Image 2 David Blackwood Fire Down on the Labrador, 1980 etching and aquatint on wove paper 87.9 x 61.9 cm Gift of David and Anita Blackwood, Port Hope, Ontario, 1999 ©2011 David Blackwood
Image 3 David Blackwood S.S. Imogene Home from the Icefields, 1973 etching and aquatint on wove paper 87.8 x 57.7 cm Gift of David and Anita Blackwood, Port Hope, Ontario, 1999 ©2011 David Blackwood
Image 4 David Blackwood (Canadian 1941-) Hauling Job Sturges House, 1979 etching and aquatint on wove paper 43.9 x 88 cm Gift of David and Anita Blackwood, Port Hope, Ontario, 1999 ©2011 David Blackwood