L`Intermède

bernard astor, bernard, astor, saguez, saguez and partners, partners, design, agence, interview, portrait, biographie, couleur, directeur artistique, manufacture design, manganese éditions, manganeseBernard Astor, l'accordeur de couleurs

Située dans une ancienne manufacture chauffagiste de Saint-Ouen, en banlieue parisienne, l'agence de design Saguez & Partners travaille à créer des identités de marques, du logo à la réinvention de l'espace. Qu'il s'agisse d'un fabricant de produits de beauté, du siège social d'une entreprise ou d'un restaurant, l'agence structure ses projets autour d'une histoire à raconter, mêlant patrimoine de la marque et modernité. Ce récit, ce "fil rouge", c'est entre autres Bernard Astor, le directeur de création, qui l'imagine et qui en surveille la réalisation, en veillant tout particulièrement aux couleurs des projets qui en naissent.


L'une des pièces de travail de Bernard Astor et son équipe de Manganèse Editions, filiale de Saguez & Partners consacrée au style, est un long atelier haut de plafond, éclairé par une fenêtre ornée de voilages qui occupe tout le mur du fond. Au centre trône une étroite table de projet en bois noir, entourée de fauteuils de la collection Lounge, tapissés de drap rayé gris et blanc. Les murs couverts d'étagères en wengé accueillent dossiers, objets stylisés et cahiers d'échantillons. Derrière une paroi coulissante apparaît une autre salle, plus vaste, tendue du vert pomme de la marque, où trois designers composent des décors sur leurs gigantesques écrans Apple. Sous la fenêtre du boudoir, un présentoir en mélamine claire montre une douzaine de découpes de différents matériaux blancs. Leur nuance est toujours la même, proche du lait : pourtant, du cuir au coton, du lin à la flanelle, les couleurs varient en une mosaïque de teintes, de reliefs et d'ombres. "Et encore, il est tôt, prévient Bernard Astor. Vers midi, lorsque le soleil ira jusqu'au mur, les variations seront encore bien différentes. Car une couleur dépend toujours de deux conditions essentielles : la lumière et la matière."

De ces deux conditions, et de bien d'autres encore. Dans le parcours comme dans le discours de Bernard Astor, la couleur est une notion plurielle, tour à tour académique, naturelle, chimique et historique. Pour l'ancien élève des Beaux-Arts, les tons de l'arc-en-ciel se divisent en couleurs primaires, secondaires et complémentaires, en impressions chaudes et froides. Pour le promeneur aux racines charentaises, les nuances de la nature jouent sur des horizons infinis de terres, de forêts, de vignobles et de ciel. Le voyageur, lui, sait que les tentures bernard astor, bernard, astor, saguez, saguez and partners, partners, design, agence, interview, portrait, biographie, couleur, directeur artistique, manufacture design, manganese éditions, manganeseramenées de Calcutta ou de New Delhi, qui paraissent si superbes en Inde, adoptent sous la lumière française des tons bien décevants. Le chimiste n'ignore pas qu'une pointe de Terre de Sienne dans un pot de peinture blanche permet de lutter contre le jaunissement dû aux rayons du soleil. Et pour le docteur ès esthétique, enfin, la palette des peintres ou des décorateurs disparus parle de l'Antiquité, du Moyen-Age, du Directoire ou des années 1930.

L'un de ses fournisseurs est ainsi le marchand de couleurs britannique Farrow&Ball, dont les nuances aux noms évocateurs sont directement tirées des ornements de vieilles demeures anglaises, où le doux gris violine du Manor House Gray 264 contraste avec le cobalt du Drawing Room Blue 253. Pour comprendre comment peut réfléchir un designer de couleurs, il faut alors voir Bernard Astor jouer avec l'épais nuancier de la marque. Parmi la multitude de languettes colorées, le voici qui sélectionne un rouge brique, "pompéien", puis un vert olive, "avec une touche de gris et de brun", et les approche l'une de l'autre. "Vous voyez ce qu'il se passe ? Les complémentaires se réveillent mutuellement. Si vous faisiez une pièce tout en dégradé de rouge, ce serait peut-être joli, mais fade. Une touche de vert viendrait ranimer le décor. Mais il manque quelque chose… " Et de chercher encore, parmi les noirs, pour sélectionner un ton charbon qu'il glisse près des deux premiers. "Voilà. Avec ces trois-là, vous avez votre accord."

Composer un espace, lui donner par la couleur une atmosphère et une histoire, exige donc à la fois ce solide socle de connaissances et cette sensibilité à la couleur et à la lumière qui bannit le "trop dur" ou les nuances qui "s'étouffent". En témoignent deux travaux récents de Manganèse Editions. Le premier concerne la conception de Carré Monceau, un restaurant du VIIIe arrondissement de Paris, créé selon les codes de la Sécession Viennoise de Josef Hoffman et Gustav Klimt pour faire bernard astor, bernard, astor, saguez, saguez and partners, partners, design, agence, interview, portrait, biographie, couleur, directeur artistique, manufacture design, manganese éditions, manganesecorrespondre à ce quartier d'affaires parisien l'opulence de la capitale autrichienne à la fin du XIXe siècle. Les matériaux y sont riches et lourds, les tons sobres et sérieux, sur une dominante de bois sombre éclairée par des fauteuils beiges, complétée par un jeu de rayures blanc-noir au sol que les luminaires ou la vaisselle viennent reprendre. La notion-clé est celle de colorimétrie, ou dosage harmonieux des nuances, dont naît l'équilibre de la pièce.

Pour le deuxième projet, qui concerne le La Grée des Landes, l’éco hôtel spa Yves Rocher, au coeur de la Bretagne, l'impératif premier est d'intégrer le bâtiment à un environnement quasi-sauvage. Les bois sont donc blanchis pour correspondre à la pâleur de la lumière bretonne ; les tissus déclinent des palettes naturelles écrues, et les verts prennent des reflets sombres. Carrelages, rideaux, boiseries sont choisis parmi les milliers de références disponibles dans la "matériauthèque" qui occupe le sous-sol de la Manufacture Design. "Lorsqu'on commence un projet, on pioche parmi des piles et des piles de catalogues, explique Bernard Astor. Vraiment, des centaines de documents. Et pourtant, les trois-quarts du temps, on ne trouve pas notre bonheur." D'où la nécessité de produire soi-même. Lorsqu'il n'est pas absorbé par un projet, Bernard Astor se consacre à la recherche expérimentale en couleurs, souvent en partenariat avec des industriels qui donneront vie aux propositions de Manganèse Editions. Le carreleur italien Graniti Fiandre proposera bientôt une gamme de sols signée Editions Manganèse, le tisserand Toiles de Mayenne une collection de rideaux. Quant au marchand de couleurs Tollens, il a récemment sorti les lignes de peinture Brocéliande, Les Îles et Joséphine directement créées par l'expert en couleurs : dans une seule teinte, tout un paysage surgit. 

Etant donnée la quantité de coloris disponibles sur le marché, bernard astor, bernard, astor, saguez, saguez and partners, partners, design, agence, interview, portrait, biographie, couleur, directeur artistique, manufacture design, manganese éditions, manganeseces créations peuvent-elles être réellement nouvelles ? Toutes les couleurs n'ont-elles pas déjà été inventées ? Après tout, il suffit de faire varier les volumes de rouge dans du jaune pour obtenir une infinité d'oranges. Une machine bien programmée ne pourrait-elle pas le faire ? C'est là l'enjeu du travail de Bernard Astor : moderniser des nuances existantes, les adapter à sa propre vision de ce que doit être un décor, et les enrichir d'une dimension historique. Comme un parfumeur ou un musicien composent leurs accords sur des principes mille fois connus, le créateur de couleurs s'empare de son héritage et d'un bagage technique pour modeler l'existant selon sa propre sensibilité. Lors de la création de Brocéliande, pour Tollens, c'est la forêt bretonne qui fournit l'inspiration. Sur une branche de bois mort, rapportée d'une cueillette, Bernard Astor concentre son attention sur la teinte que prend le lichen en pleine lumière. Ailleurs, dans l'ombre d'une écorce, il distingue une touche de violine. Sur une souche déchiquetée, il observe une couverture veloutée de mousse phosphorescente. Pour chacune de ces notes, dont les photographies sont rassemblées dans un cahier de style, il rassemble plusieurs couleurs avoisinantes, trouvées dans le nuancier très complet de Pantone.

C'est alors qu'intervient le travail d'un adjoint, un technicien de la couleur : en s'appuyant sur le modèle original et les propositions d'Astor, et muni de ses pigments Sennelier en poudre fines dans des fioles de verre, le coloriste tente de capturer l'esprit de la nuance recherchée, dont il tente plusieurs variations sous forme de larges bandes au pinceau, appelées "lèches". Parmi celles-ci, Bernard Astor peut faire son choix, et petit à petit composer une ligne complète dans les tons bruns, verts, gris et ocres. Pour la gamme Joséphine, dont l'idée provient de l'univers de Mme de Beauharnais, le procédé est le même, avec un changement dans les objets de recherche : un portrait par Hector Viger en tenue d'apparat rouge et or, un autre par Proudhon en habit simple aux nuances vertes, une vue de la Malmaison, un assortiment de tissus graphiques aux turquoises vifs de style Directoire... Des dizaines de témoignages de l'époque viennent remplacer la mousse et les écorces. A noter que la teinte n'est pas le seul sujet d'intérêt : texture et impression entrent tout autant en jeu. Lors de la création de carrelages pour Graniti Fiandre, Manganèse Editions a ainsi imaginé une collection tirée d'impressions de la terre. Le désert blanc de Siwa, en Egypte, les plaines desséchées des Masaï en Tanzanie, les sols volcaniques noirs de la Nouvelle Zélande et de la Polynésie ont fourni autant de pistes de création, avec l'impératif de rendre à l'oeil ce que le toucher perçoit : l'aride, le poussiéreux, le rocailleux, le granuleux, qui se traduisent par des nuances lourdes ou poudrées.

bernard astor, bernard, astor, saguez, saguez and partners, partners, design, agence, interview, portrait, biographie, couleur, directeur artistique, manufacture design, manganese éditions, manganeseEn fin de parcours, cependant, l'intensité de la recherche, la profondeur de la sensibilité et l'équilibre délicat d'une gamme doivent le céder à l'utilité. Retour brutal au prosaïque : outre leur valeur décorative, les produits finis, peintures, carrelages ou tissus, doivent répondre à des exigences de faisabilité, de solidité et de sécurité. Bien souvent, sous la main experte des industriels de haut vol, la nuance ne se perd pas lors de la production en grande série, mais la voici soudain prise à sa gamme, arrachée à ses compagnes d'harmonie pour répondre, avec plus ou moins de bonheur, à d'autres. Ne reste alors à Manganèse Editions que la possibilité d'adjoindre une brochure au produit fini, pour raconter son histoire.
 
Claire Fallou
Le 2704/2011

D'autres articles de la rubrique Formes