L`Intermède
Cannes 2013 : La Venus à la fourrure de Roman Polanski

UN FILM QUI ADAPTE une pièce - Venus in Fur de David Ives - à propos d'une pièce adapté d'un livre - La Vénus à la fourrure de Sacher-Masoch. Perte des repères assurée. La Vénus à la fourrure, premier film de Roman Polanski tourné en français et présenté en compétition au Festival de Cannes cette année, se fonde sur cette mise en abyme et un jeu virtuose sur le passage de la réalité à la fiction. Huis clos pour deux personnages, interprétés par Mathieu Amalric, qui semble ressuciter la jeunesse de Roman Polanski lui-même tant la ressemblance est frappante, et Emmanuelle Seigner, compagne du réalisateur, ce long métrage réveille bien des souvenirs de la filmographie du cinéaste qui retrouve ici les obsessions qui lui sont les plus chères. Bienvenue dans le petit théâtre de Roman Polanski.


Par Claire Cornillon


ON ENTRE DANS LE THÉÂTRE comme l'on entrerait dans une arène ou dans un cirque. Quelque chose se jouera ici de l'ordre du duel. Une bataille étrange dans l'univers interlope d'une salle de théâtre vide, sur la scène de laquelle demeurent encore quelques bouts de décor incongrus du spectacle précédent. Un metteur en scène, Thomas, vient de terminer une journée d'auditions pour trouver la comédienne qui jouera le premier rôle de sa pièce, oeuvre adaptée du texte de Sacher-Masoch - qui a donné son nom au masochisme - dans laquelle il a, quoi qu'il en dise, mis beaucoup de lui-même. Il est consterné par les jeunes femmes qu'il a vues. Le tonnerre gronde, il déluge sur les rues de Paris. Entre alors Vanda, en retard, dégoulinante. Elle parle beaucoup ; elle est vulgaire et a cru bon de venir à l'audition vêtue de cuir avec un collier de chien pour se mettre "genre" dans le personnage. Aucune chance qu'elle soit celle que recherche Thomas, mais elle insiste et joue sur ses sentiments, si bien qu'il lui accorde une chance. Commence dès lors une incroyable audition où chacun des deux personnages va révéler bien des choses sur lui-même.


Fiction

IL Y A QUELQUE CHOSE de magique, de surnaturel dans cette confrontation. Lorsque le film commence, sur une composition d'Alexandre Desplat qui rappelle l'univers de conte du compositeur Danny Elfman (fidèle acolyte de Tim Burton), la caméra file, telle un personnage, dans une rue de Paris pour arriver au théâtre dont les portes s'ouvrent sur son passage. Comme le lapin d'Alice, voilà le signe indubitable que nous allons plonger dans l'abîme de l'illusion et que nos repères en seront troublés. Car bien qu'il n'y ait que deux corps à l'image, quatre personnages se partagent l'espace du plan : le metteur en scène et la comédienne mais aussi les deux personnages qu'ils interprètent et qui prennent très vite leur autonomie. La Vénus à la fourrure, Roman Polanski, Mathieu Amalric, Emmanuelle Seigner, David Ives, Sacher-masoch, festival de Cannes, compétition, film, cinéma, huis-clos, théâtrePeut-être même deux personnages de plus, si l'on inclue Sacher-Masoch et la véritable Vanda eux-mêmes, voire sept avec Vénus. En voilà du monde. Tous se répondent et font écho aux différentes facettes de ceux qui leur prêtent temporairement leur voix et leur corps pour leur donner vie.

IL NE S'AGIT PAS SEULEMENT de lire un texte mais bien d'entrer dans un univers, dans un véritable jeu de rôle où les mots sur le papier sont un point de départ que l'aura du comédien se doit d'investir pour le dépasser. On ne sait plus très bien dès lors si l'éclairage de la scène transforme le regard sur le personnage ou si l'attitude de ce même individu modifie la perception du décor. Le fondement même de l'illusion est de détourner l'attention, c'est à dire de la captiver pour la diriger vers l'endroit souhaité.
Vanda surprend Thomas par ces talents de comédienne. En une seconde et sans transition, elle le prend par suprise en prononçant les premiers mots de la pièce, parfaitement dans le personnage. La caméra est sur lui, et il se retourne ébahi vers l'actrice, au second plan, qu'il regarde désormais sous un autre jour. C'est ce moment précis de la pièce qui a poussé Polanski à faire le film, comme il l'expliquait au Festival de Cannes. Or Vanda n'est pas seulement comédienne dans cette audition, elle devient aussi metteur en scène et, en technicienne, elle met en place le décor et les lumières, transformant ainsi une scène hétéroclite en lieux successifs où l'atmosphère sera créée d'un accessoire et d'un coup de projecteur. Il en faut peu finalement pour entrer en fiction.

DÈS LORS, C'EST MOINS l'entrée dans le personnage qui devient l'élément essentiel que le passage incessant, brusque, de l'un à l'autre. Précisément parce qu'il suffit d'un mot ou d'un regard pour sortir du personnage, alors, en retour, l'être censé être réel paraît tout aussi fictionnel que l'identité qu'il endosse. Dans ce va-et-vient, il est bien difficile de savoir où est le vrai. Pente glissante vers l'irréel et la fantaisie, comme l'annonçait déjà, tel un présage, la musique du générique, le film nous rappelle cependant toujours la mise en oeuvre de ses propres moyens, dans une distance ironique qui en fait tout le pouvoir. Ce n'est pas parce que l'on connaît le truc que l'on ne sera pas saisi par le tour de magie. Bien au contraire, car d'autres forces sont à l'oeuvre ici que la simple mystification.


Pouvoir

À LA QUESTION DU VRAI et de l'illusion est attachée ici celle du pouvoir, qui fait tout l'enjeu de la servitude volontaire mise en scène par Sacher-Masoch. Les places de maître et d'esclave sont des rôles qui ne demandent qu'à être échangés. La hiérarchie qui se présente au départ ne cesse d'évoluer, les personnages changeant de place et de statut au fur et à mesure de l'avancée de l'action. Il suffit d'un rien, d'un mot ou d'un regard, pour que celui qui domine devienne le dominé. "Plus il se soumet, plus il la domine. C'est étrange", remarque Vanda. Dans ce jeu de rôle permanent, l'acteur joue un acteur qui joue La Vénus à la fourrure, Roman Polanski, Mathieu Amalric, Emmanuelle Seigner, David Ives, Sacher-masoch, festival de Cannes, compétition, film, cinéma, huis-clos, théâtreun personnage qui joue lui-même au moins un autre personnage. Dans l'univers de Sacher-Masoch, il s'agit bien de construire une fiction selon des règles qui mèneront au plaisir attendu. La fiction, dans cette histoire, n'est pas détachable de ce jeu de pouvoir, mais pour qu'il y ait une véritable jouissance, la frontière entre la fiction et le réel doit être la plus ténue possible.

IL FAUT CONVENIR d'un cadre et établir une relation de confiance. Mais comment savoir sur quel pied danser lorsque le portable peut sonner à tout moment et interrompre la situation, où lorsque la comédienne peut choisir, lorsque l'érotisme devient prégnant, de sortir du rôle, entretenant ainsi le désir ? Le pouvoir réside donc dans ce moment charnière où il faut bien faire un saut dans l'abîme, où il faut prendre le risque d'accorder sa confiance sans quoi le jeu ne peut que se terminer. Nest-ce pas pourtant prendre un trop grand risque ?
La muse devient en effet aisément une sacrificatrice. De la scène de théâtre où le metteur en scène tient sa comédienne à sa merci au divan du psychanalyste qui soumet le patient à son emprise, en passant par la relation de couple, tout devient un théâtre où l'exposition de soi peut toujours conduire à la reconnaissance tout comme au ridicule. Du jeu de rôle au théâtre, du théâtre au rite, et du rite au piège, il n'y a qu'un pas. Avec humour, le théâtre retrouve ses origines rituelles dans un jeu de conventions où l'artifice capture paradoxalement le réel et où la parole fictionnelle devient performative. Le film ne pouvait dès lors se terminer que par une danse païenne, épiphanie étrange de la femme en déesse, parade grotesque et mystérieuse de la Vénus à la fourrure.

C. C. 
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à Paris, le 06/06/2013

La Vénus à la fourrure, Huis clos de Roman Polanski
Avec Emmanuelle Seigner et Mathieu Amalric
1h36
Sortie prévue le 13 novembre 2013

Festival de Cannes (Sélection officielle - En compétition)

Cet article fait partie du dossier Cannes 2013


 


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