Claire ok "AVANT D'ETRE GRAND, le Grand Méchant Loup fut d'abord petit. En revanche, il fut toujours méchant". Ainsi titrait le journal La Ronde, à l'orée du procès de ce personnage iconique. Détenus à la prison de La Fée Bleue depuis maintenant deux ans, le Grand Méchant Loup sort enfin de l'ombre en publiant son autobiographie Moi, la Bête. Retour sur un parcours controversé. – Par Alice David
DEPUIS QUELQUES JOURS dans le Royaume des Contes de Fées, la polémique fait rage, suite à la sortie de l'autobiographie du Grand Méchant Loup. En 2013, son procès et sa condamnation avaient été les objets d'un engouement médiatique majeur dans tout le Royaume. Déjà en ré-impression, seulement deux semaines après sa publication aux éditions du Chat Perché, Moi, la Bête réveille les anciennes querelles.
LES OREILLES PERCEES d'anneaux, la fourrure tatouée des pattes à la queue, de longues cicatrices sur le ventre, le Loup se tient très droit à la barre lorsque le jury populaire prononce son verdict. Il ne cille pas, regardant loin devant lui. Cette image, avait fait la une de tous les journaux du royaume des Contes de Fée et avait marqué les esprits, lorsqu'au terme d'une longue procédure judiciaire, le Loup avait finalement été reconnu coupable de ses nombreux crimes, parmi lesquels abus de confiance, usurpation d'identité, destruction du bien d'autrui, escroquerie ainsi que plusieurs tentatives de meurtre.
TOUT AVAIT COMMENCE un an plus tôt, quand une lettre ouverte de Mlle Rouge, dénonçant les agissements du Loup, avait été massivement relayée sur les réseaux sociaux, bientôt suivie par de nombreux dépôts de plainte. La mère de l'agneau et le petit Tom Pouce se firent notamment connaître et lancèrent une pétition contre le Grand Méchant Loup. À l'inverse d'autres créatures s'étaient dressées contre un acharnement qu'ils considéraient injuste. Au bout de deux mois, devant l'ampleur d'un buzz de plus en plus difficile à contrôler, les autorités avaient décidé d'agir. Au terme d'une enquête extrêmement courte, ils avaient fini par retrouver la trace du Loup et par le conduire devant la Justice.
L'EVENEMENT AVAIT ALORS encore pris plus d'ampleur et avait divisé la population. Contre les manifestations réclamant une condamnation exemplaire, des mouvements de soutien en faveur du Loup s'étaient soulevés. Les souverains avaient eu bien du mal à gérer cette affaire délicate et les nombreuses grèves qui avaient alors fleurit un peu partout. "Ce procès est une pantomime de justice" déclarait alors Mr. Poucet, partisan de la première heure en faveur du Loup. "Ce méchant s'est retiré depuis des années, mais il est le candidat idéal pour un jugement exemplaire qui n'a pour but que de raffermir une politique qui s'affaisse. Chaque hiver nous dénombrons de plus en plus de petites filles aux allumettes dans les rues et cela n'inquiète personne. Cette actualité n'est là que pour détourner le peuple des réels problèmes." De l'autre bord, de nombreux partisans de Rouge s'étaient soulevés contre cette déclaration : "Le vrai problème de notre pays, c'est la peur inspirée par tous les grands méchants impunis, libres de récidiver", avait répondu le Soldat de Plomb, premier ministre, dans un communiqué de presse. Événement sans précédent, le jury avait délibéré pendant dix jours avant de s'accorder sur une sentence.
PREDATEUR CRIMINEL sans scrupule ou victime de préjugés millénaires ? Si la justice a tranché, la question est restée en suspens dans bien des foyers et la polémique déchire encore le peuple. Alors que le débat ne semble pas vouloir se tarir, un nouveau pavé est lancé dans la marre, avec Moi, la Bête qui sort en librairie dans la surprise générale. Aucune opération marketing n'avait été préalablement engagée par les Éditions du Chat Perché, pour la publication de ces mémoires. D'après nos sources, le Loup et son éditeur auraient signé une close spéciale pour que l'information ne filtre pas avant la sortie du livre. Aucun des acteurs de cette histoire n'a souhaité donner les raisons de ce choix apparemment anticommercial. Pourtant, à peine deux semaines après sa sortie, l'ouvrage est déjà un best-seller, en rupture de stock dans la plupart des librairies du Royaume. Son contenu relance vigoureusement la controverse.
DANS CET OUVRAGE, qui s'ouvre sur la conclusion du procès, le Grand Méchant Loup se révèle, avec une plume acérée et d'une finesse inattendue. Empruntant à la fiction son art de la narration, le livre, loin de crier à l'erreur judiciaire, tente de narrer avec honnêteté et lucidité la complexité d'un être qui n'a jamais réellement eu le droit à la parole. Le Loup s'efforce avec élégance de retracer, avec une langue brute, sa propre vie, de la naissance à la chute, et de mettre en lumière les événements qui l'ont conduit aujourd'hui au centre de détention de la Fée Bleue "Loin de cette forêt pour laquelle mon cœur n'a jamais cessé de battre, même quand elle fut assez cruelle pour m'affamer."
ARRIERE-PETIT-FILS du tristement célèbre Ysengrin, premier loup à avoir renoncé à la vie en meute, le Grand méchant loup raconte avec une sensibilité qui évite brillamment le pathos, comment un petit loup sans histoire est devenu le plus grand criminel de son époque. "Je ne nie rien. Longtemps je n'ai eu d'autre ambition que d'être heureux, mais il suffit d'une étincelle, d'une injustice pour que la vengeance se mette à pulser dans vos veines. Une certaine faiblesse de caractère, la conscience des humiliations passées, la rage face à une stigmatisation systématique peut expliquer ce type d'inclinaisons. Elle ne les justifie certainement pas, mais pour autant, si je ne nie rien, je ne regrette rien non plus. Vous avez voulu que je sois votre Grand Méchant. Je l'ai simplement été au-delà de vos espérances. Je vous ai pris à votre propre piège. Je ne nie rien car je n'ai pas honte."
ON DECOUVRE QU'AVANT d'être une icône sanglante, le Loup était avant tout un habitant de la forêt, cohabitant raisonnablement avec ses voisins. Sa vie aurait basculé quand la Méchante belle-mère fut démise de ses fonctions royales et que Blanche, la nouvelle souveraine, fit voter une loi vigie-magie. Le royaume vivait alors dans la crainte de voir revenir au pouvoir des puissances maléfiques et s'est lancé dans une chasse-aux sorcières sans précédent."La forêt est devenue pour le peuple un lieu de crainte où grandissaient autant les fables que les arbres. Les ogres, les sorcières... Tous affublés d'un aspect menaçant, aucun de nous n'avait réellement le choix : vos contes ne nous laissaient aucune autre place que celle du mal. " Le Loup revient en outre, en dehors de la marginalisation, sur les différents sévices qu'il a subi au cours de sa vie et raconte ses cicatrices comme on décrirait des tatouages.
"EVENTRE PLUSIEURS FOIS, on ne m'a jamais laissé me rassasier. Dès qu'une proie était assez stupide pour se laisser croquer, quelqu'un venait à son secours par delà la mort pour faire triompher le bien. Le Bien. Celui qui laisse mourir de faim des millions d'animaux, comme moi, chaque année." Provocatrice parfois, mais rarement injuste, cette autobiographie revient sur la rencontre avec Rouge et Tom Pouce, ses plus virulents opposants. Sans haine ni complaisance, le loup dresse un portrait de ses victimes : "J'ai cru longtemps que ces éventrations, ces stigmates avaient déjà vengées ceux à qui j'avais nuit. Mais évidemment je me trompais. Je comprends leurs motivations alors qu'ils n'ont jamais songé aux miennes."
JOHN PIG, L'AINE DES TROIS petits cochons, s'est rapidement exprimé après la sortie du livre. Lui et ses frères s'étaient faits discrets aux premières heures du procès. Mais dans une interview accordée au Miroir-Télévisé de la chaîne RC1, John se remémore sa propre aventure : "Le loup agissait avec nous de manière gratuite, jouant avec nos inquiétudes et nos discordes. Mais qui n'en aurait pas fait autant ? Nous étions inexpérimentés et peu solidaires. C'est finalement en s'associant pour le vaincre que nous avons appris notre plus belle leçon. Quel héros de conte peut affirmer que le méchant qu'il a combattu ne lui a pas enseigné bien plus que ses alliés ? Aujourd'hui je ne ressens aucune amertume envers mon ancien bourreau et je ne comprends toujours pas la décision de la Justice."
CETTE DECLARATION ne reflète cependant pas l'avis de toutes les victimes. Mlle Rouge a d'ailleurs confié ce week-end au journal La Ronde, ses soupçons : "Je crains que le Grand méchant Loup ne tente, en publiant ses mémoires de jouer avec la polémique et de rouvrir un dossier qui a pourtant été classé. Je demande à nos dirigeants d'interdire au plus vite la diffusion de cet ouvrage subversif.» Pourtant l'avocat du Loup affirme qu'aucune démarche de ce genre n'a été envisagée. "Mon client apprend à vivre avec la prison et n'a pas l'intention de faire différer son châtiment." Les souverains eux-même ont annoncé, lors d'un discours donné ce lundi, qu'ils ne comptaient pas censurer ce livre, tant que le Loup purgerait sa peine et persévérerait dans ses efforts de bonne conduite, certifiés par le personnel de la prison de la Fée Bleue.
EN ATTENDANT, les éditions du Chat Perché annoncent d'ores et déjà qu'un nouveau contrat a été signé avec l'écrivain-prisonnier, pour un roman cette fois. "Une histoire de tolérance et de rédemption, auxquelles bien des méchants n'auront jamais droit" et dont le titre provisoire suggère déjà une thématique propre à l'auteur : La Belle et la Bête.