L`Intermède
Le choix de la rédaction de L`Intermède
 
La Littérature inouïe.
Témoigner des camps dans l'après-guerre,
Ariane Santerre,
Presses Universitaires de Rennes.



En deux mots

La Littérature inouïe. Témoigner des camps dans l'après-guerre d’Ariane Santerre, publié en 2022 aux Presses Universitaires de Rennes, est un ouvrage original et d’une grande richesse, analysant la mise par écrit de l’univers concentrationnaire dans l’immédiat après-guerre.
 
En comparant des témoignages « canoniques » à des textes méconnus, tous français et italiens écrits entre 1945 et 1947, Ariane Santerre produit trois effets. Le premier est de redonner à ces derniers une place qui mérite d’être la leur – celle de témoignages entendus et audibles dans la sphère universitaire. Le deuxième est de déployer une réflexion ambitieuse sur « la manière dont les auteurs […] se servent du langage pour transmettre [l’]expérience [des camps] à leur lecteur » (p. 21). La dernière est de permettre, par la matière inattendue qu’est la sienne, de déconstruire un grand nombre de poncifs de la littérature, et d’approcher autrement plusieurs catégories que d’aucuns pourraient considérer comme des topiques intouchables de la critique littéraire.
 
La littérature « inouïe » l’est à deux égards, nous indique Ariane Santerre : tout d’abord, ce sont des textes qui se confrontent à « l’immense fracture psychologique, sociologique et philosophique qui s’est opérée par la mise en place de régimes de négation et de destruction de l’être humain. » Ensuite, ce sont des écrits majoritairement « inentendu[s] », donc « in-ouïs » (p. 22-23). En cela, ce corpus invite à repenser l’usage que l’on peut faire de l’idée d’indicible, des rapports entre réel et fiction, entre savoir et compréhension, et de la convocation de l’imaginaire dans le champ testimonial, comme l’explique l’universitaire dans son préambule « Pour une lecture éthique des témoignages ».

Grâce à deux parties structurées rigoureusement (« Aspects linguistiques des témoignages » et « Ressources littéraires »), sont retracées les modalités du dire pour ces survivants-témoins. Les approches analytiques sont diversifiées. L’étude des « non-coïncidences du dire » (définies comme « ce qui marque de non-un la communication : incompréhension, inquiétude, manque, malentendu, ambiguïté »), offre la possibilité de « comprendre non seulement la conscience des auteurs-survivants de la non-transparence de la langue, mais aussi leur travail pour contourner les difficultés qu’elle leur pose. » (p. 53) Celle des réflexions métalinguistiques dans les témoignages, et des phénomènes de dialogisme et de reprise hybride de et dans la Lagerszpracha, langue des camps, encourage une lecture plurielle et complexe de textes dans lesquels « par le truchement de l’écriture, les auteurs de témoignages réinvestissent le sens dans les mots qui leur ont, pour un temps, failli. » (p. 103) Les deux ressources littéraires évoquées sont l’intertextualité et l’intermédialité (par l’usage de la photographie et du trope théâtral). On notera la splendide analyse de l’intertexte dantesque dans le corpus, et notamment chez Primo Levi.
 
La Littérature inouïe est un ouvrage remarquable par bien des aspects. Son extrême rigueur, dans la lecture des textes comme dans l’usage et l’appréciation critique des apports théoriques convoqués, est très appréciable. Ariane Santerre ne cède jamais à la facilité d’une topique de l’analyse des corpus testimoniaux – l’indicible, la véridicité, l’imaginaire –, elle s’évertue à chaque fois à choisir le mot juste, et à repenser les écrits des survivants-témoins à l’aune de sa redécouverte des catégories d’analyse littéraire. De cette manière, le lecteur pourra trouver là une matière importante pour enrichir son approche de la littérature, y compris hors de l’étude des textes de l’après-guerre. Et si l’on peut peut-être regretter à certains moments le manque de liens faits entre les différentes « ressources » linguistiques et littéraires convoquées par les auteurs – en raison du plan adopté par l’ouvrage –, La Littérature inouïe est une synthèse d’ampleur unique sur cette « littérature », ses caractéristiques, et les possibilités qui se sont offertes aux témoins de « repenser leur rapport au langage. » (p. 276) Ariane Santerre offre là matière à réfléchir, sur le corpus testimonial, sur la littérature, et plus largement sur notre capacité à entendre et écouter ceux qui luttent pour être entendus.


 
Cécile Rousselet
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le 28 février 2023


 
La Littérature inouïe.
Témoigner des camps dans l'après-guerre,
Ariane Santerre,
Presses Universitaires de Rennes.
Parution 2022
302 pages,
25,00 €

 
 
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