L`Intermède
Le choix de la rédaction de L`Intermède

Autour du yiddish de Paris à Buenos Aires,
Alan Astro,
Editions Classiques Garnier.


En deux mots

Alan Astro (Professeur de Langues et de Littératures Modernes à La Trinity University, San Antonio, Texas) a publié en 2021 le très beau Autour du yiddish de Paris à Buenos Aires, aux Éditions Classiques Garnier. Il nous y invite en voyage, à la rencontre de « quelques-uns de ces émigrants [qui] restent ici et se logent » à Paris ou en Amérique latine, pour reprendre les mots d’Apollinaire sur lesquels s’ouvre l’ouvrage. Variant les approches, l’auteur nous offre de reconstituer, pièce après pièce, un puzzle – ou une bibliothèque, encore à enrichir, si l’on se place cette fois sous le signe de Borges, convoqué à de nombreuses reprises.

Dès l’introduction, le ton est donné. Il est une lacune qu’il est important de combler : l’étude de la présence et de la littérature yiddish dans deux centres importants de la diaspora juive, la France et l’Amérique latine. En effet, bien qu’éloignés des grands centres d’activités yiddish entre 1920 et 1945 (Pologne, Etats-Unis, Union soviétique), ces deux « zones » – Apollinaire n’est jamais très loin – furent « des destinations préférentielles pour les Juifs quand les États-Unis eurent fermé leurs portes à l’immigration dans les années 1920 ». Alan Astro ajoute : « En outre, après la destruction presque complète du cœur même du monde yiddish lors de la Deuxième Guerre mondiale, la France et les pays latino-américains se transformèrent en d’incontournables centres de publication et d’animation culturelle en yiddish. » (p. 14) Tous les éléments nécessaires à la compréhension de l’enjeu d’Autour du yiddish de Paris à Buenos Aires sont retracés avec un souci didactique extrêmement appréciable. Le lecteur novice n’aura aucun mal à s’y aventurer ; le lecteur averti prendra plaisir à y retrouver des éléments qu’il connaît, mais ici agencés et recontextualisés. Il était une lacune, elle est désormais comblée, avec rigueur et brio.
 
Trois parties, en miroir les unes des autres. La première s’attarde à Paris, retrace la richesse de la présence yiddish dans la capitale française, des années 1920 à aujourd’hui (par l’exposé méticuleux de la vitalité des centres universitaires et institutionnels parisiens, et de leurs acteurs). Surtout, elle rend de manière précise la « présence spectrale du yiddish dans, ou derrière, le français » (p. 40) et la richesse des transferts culturels, dans un sens ou dans l’autre, pour les auteurs concernés. Puis, quatre études de cas plus resserrées. Tout d’abord, l’étude de la vie et de l’œuvre de Wolf Wieviorka (le grand-oncle des trois universitaires célèbres Annette, Michel et Olivier Wieviorka), et de ses distorsions à partir du « bon yiddish » (p. 56). Ensuite, une analyse extrêmement fine de la poétique d’Oser Warszawski, l’auteur des Contrebandiers, émigré à Paris dès 1924. Après, un détour par la version yiddish de La Nuit d’Elie Wiesel, face à la version française de 1958, et surtout la remise en question de plusieurs points de la thèse de Naomi Seidman, faisant aujourd’hui canon dans la critique sur cet auteur, et qu’Alan Astro considère erronés – ou du moins trop rapidement élucidés (p. 80). Enfin, une lecture d’une très belle précision d’Apollinaire, qui invite le lecteur à déplacer le prisme pour s’engager dans une aventure originale parmi les références yiddish des poèmes et contes du poète, né Kostrowitzky.

La deuxième partie rend avec précision l’importance de culture yiddish dans les « Amériques », en s’attardant sur les relations complexes entre les Gauchos et les fermiers juifs en Argentine ; la situation à Cuba – grâce à l’analyse très fine des thématiques de la transgression dans la littérature yiddish qui y fut produite – ; l’inventivité linguistique et l’amour du yiddish chez Carlos M. Grünberg (ou Grounberg) ; ou les évocations de cette langue, « objet de rêverie privilégié » pour Jorge Luis Borges (p. 167) – avec une exhaustivité remarquable vu l’ampleur du corpus produit par l’auteur argentin. Enfin, Alan Astro propose un focus inédit sur la présence du yiddish dans plusieurs états des États-Unis, et notamment au Texas. La dimension personnelle de ce chapitre, exposée en introduction (p. 177), est appréciable, et rend plus attachant encore les itinéraires décrits. L’ensemble se clôt par cinq traductions des auteurs étudiés, traductions signées par Alan Astro lui-même (ou Bernard Vaisbrot pour « En léthargie » d’Oser Warszawski), qui concrétisent le propos tenu dans l’ouvrage.
 
Finalement, on retient de ce livre, un ensemble d’une très grande érudition, d’une vitalité impressionnante (par les parenthèses qui proposent des écarts toujours maîtrisés), et d’une rigueur implacable, notamment grâce à la connaissance extrêmement fine de l’auteur de la langue yiddish. Mais jamais ce savoir n’en impose : Autour du yiddish… se lit à la fois comme un roman et comme une mosaïque dont chaque analyse est une tesselle différemment colorée. Il ressemble à une série d’hommages, ou même à une véritable balade – et ballade –, de Paris à Buenos Aires, des années 1920 à aujourd’hui, et surtout entre les langues. Car l’omniprésence du yiddish dans l’ouvrage nous fait nous sentir, nous aussi, entre les idiomes, dans la « cacophonie » culturelle, si l’on reprend cette fois les mots d’Israël Joshua Singer, qui pouvait caractériser l’existence de tous ces « émigrants » apollinariens. Et c’est profondément agréable.




Cécile Rousselet
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le 1er avril 2023
 
Autour du yiddish de Paris à Buenos Aires,
Alan Astro
Editions Classiques Garnier.
Parution 2022
244 pages,
26,00 €

 
 
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