L`Intermède
Les pieds dans les racines
Alors que la France célèbre l'année de la Turquie, l'association "apollonia, échanges artistiques européens" organise quatre expositions du 25 au 30 novembre 2009
dans le cadre de l'événement marchand St-Art, la Foire d'Art Contemporain de Strasbourg. L'une d'entre elles illustre la nécessité d'un dialogue entre l'Europe occidentale et ses pays voisins, et pose la question de l'interprétation des oeuvres : qui, du créateur ou du spectateur, a la clé ?
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Née en 1998 du désir de Dimitri Konstantinidis d'ouvrir le FRAC Alsace, dont il avait été le directeur, aux pays d'Europe centrale et périphérique, aux Balkans, aux Pays Baltes et au Caucase du sud, apollonia, association de droit local, cherche à mettre en place des relations d'échanges avec la création contemporaine de pays méconnus. Petite structure autonome, à but non lucratif, apollonia veut permettre, par la constitution de réseaux de coopération européens, par l'organisation d'expositions itinérantes, de colloques et de résidences, la possibilité d'échanges dans le domaine des arts visuels entre artistes, critiques et historiens de l'art. En développant une communauté artistique qui comprend l'Europe dans sa globalité, l'association veut désamorcer la méfiance des pays oubliés de l'histoire de l'art à l'égard d'une Europe occidentale jugée arrogante, et travaille à la création de partenariats durables. Toujours dans cette volonté d'esquisser ce qui fait la diversité culturelle de l'Europe, apollonia propose des publications qui non seulement accompagnent les expositions, mais qui permettent aussi de poursuivre les échanges interculturels en apportant la contribution de différents acteurs du monde de l'art. En effet, la petite équipe de l'association (ils sont au nombre de quatre) invite la plupart du temps des commissaires extérieurs qui proposent un regard sur la création de leur propre pays.
 
Istanbul est européenne
Chaque année, grâce au cycle d'expositions "Rencontrer l'Europe", inauguré en 2006 avec la Lettonie, apollonia se penche sur la création contemporaine d'un pays en particulier, et propose plusieurs événements au public strasbourgeois. Pour l'année de la Turquie en France, l'association a choisi de se pencher sur la création artistique de la seule ville d'Istanbul, foyer très riche et diversifié, et propose quatre expositions au mois de novembre dans le cadre d'un nouveau cycle : "e...cités". Pour Dimitri Konstantinidis, le premier parti pris du projet "Rencontrer l'Europe" est le choix de la ville d'Istanbul qui n’est pas un hasard : "C'est d'abord une position idéologique. Istanbul fait partie du continent européen, c'est indéniable. D'autre part nous croyons qu'on ne peut pas envisager la diversité culturelle européenne si on ne s'intéresse pas à ce qui existe dans les zones périphériques. La culture européenne n'existe pas en soi, elle est une superposition de plusieurs spécificités artistiques et culturelles. Ces spécificités sont encore plus vives dans les zones limitrophes, et cela explique pourquoi nous avons choisi Istanbul qui pose la question brûlante de la religion aujourd’hui, mais qui est surtout un pays laïc".

Ainsi, et dans cette volonté de tisser une toile non exhaustive des héritages culturels européens ,apollonia propose non seulement trois expositions d'art contemporain – "Regards Projetés", qui revient sur 35 ans d'art vidéo grâce à deux commissaires d'exposition turques, Tamam, qui par le choix de quatre artistes contemporains tente de tracer quelques aspects exemplaires de la création contemporaine stambouliote, et enfin l'exposition de Fikret Atay à la Chaufferie, à l'issue de sa résidence à l'École des Arts Décoratifs de Strasbourg –, mais aussi une exposition historique, avec la collaboration du musée Nicéphore Nièpce de Chalon sur Saône, qui propose une sélection de 68 tirages – images de la Turquie au tournant du XXème siècle –, qui reviennent sur une période charnière de la situation politique du pays.
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Ces événements présentés dans le cadre d'une foire ont l'ambition de proposer une vision de la création turque exempte d'éventuels clichés qui subsistent dans le regard des européens occidentaux, en particulier l'exposition Tamam, dont le commissariat est assuré par Dimitri Konstantinidis lui-même : "Tamam, pour moi, c'était essayer de donner quelques pistes, quelques clefs pour éclairer ce qui se passe aujourd'hui dans la création contemporaine en Turquie. Les quatre artistes que nous avons choisis sont très cosmopolites. Ils ont voyagé, et sont informés de ce qui se passe sur la scène artistique internationale. Nous voulions montrer que d'un côté, ils sont des artistes internationaux, mais que d'un autre côté il y a quelques spécificités de leurs travaux qui montrent leur racine et leur culture turque. Mais cette constatation d'une appartenance à une culture n'a, pour moi, rien de péjoratif."



Démonter les clichés
Or, cette prise de position du commissariat de l’exposition a posé quelques problèmes aux artistes invités. En effet, si la sélection de ces quatre artistes (Servet Kocyigit, Gul Ilgaz, Nazif Topcuoglu et Fikret Atay) a paru évidente aux membres d'apollonia comme les dignes représentants d'un art contemporain stambouliote plus ou moins engagé, les réactions de certains d'entre eux au moment de l'élaboration du catalogue ont montré que le dialogue pouvait être particulièrement difficile. Deux d'entre eux ont rejeté un quelconque attachement de leur création à la société turque contemporaine (aux questions du pouvoir militaire comme garant de la laïcité ou de la place de la femme en Turquie, qui étaient quelques unes des lectures faites par le commissaire de l'exposition), appelant une lecture universelle de leurs œuvres, comme si l'étiquetage d'un art turc pouvait leur fermer des portes.
 
"À travers ces quatre artistes, poursuit Dimitri Konstantinidis, nous voulions évoquer la question de l'orientalisme, qui peut heurter, mais qui, encore une fois, n'a rien de péjoratif. C'est plutôt une considération par rapport à l'Histoire de l'art. Je comprends que cela puisse provoquer, toucher des sensibilités, surtout dans un contexte ou la Turquie reste la tête de turc, si j'ose dire, de l'Europe. C'est donc normal que cela provoque un débat. Actuellement le débat est insuffisant et ce sont des manifestations culturelles et artistiques qui pourront peut-être amener à une meilleure compréhension". Pourtant, les artistes interrogés sur un éventuel aspect néo-orientaliste de leurs œuvres, ont refusé le terme, obligeant apollonia à modifier le titre de leur exposition, qui devait, à l'origine, s’intituler Tamam, néo-orientalismes contemporains.

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Ainsi, si la volonté de l'association est bel et bien de diffuser l'art contemporain stambouliote avec fidélité, on peut se demander si elle a réellement échappé à une lecture occidentale d'œuvres qui portent en elles, et peut-être malgré elles, l'héritage de la culture turque. En effet, peut-être que l'œil occidental ne peut que regarder ces travaux, pour la plupart photographiques, comme les signes de ce qu'il imagine devoir être les préoccupations d'artistes nés en Turquie, c'est-à-dire des préoccupations hautement politiques et sociales, et peut-être que l'association n’a elle-même pas échappé à la surinterprétation. Dimitri Konstantinidis l’admet par ailleurs : "Est-ce qu'une œuvre, ou l'action d'un artiste quand elle est exposée, l'est dans la possibilité d'une seule et unique interprétation ? Est-ce qu'un artiste peut contrôler toutes les critiques ? Il se peut que je me trompe complètement sur ces questions là (de la femme, de la politique, de la religion...), mais honnêtement je ne crois pas. Pour moi il y a des questions qui restent encore entières. Fikret Atay travaille autour de la religion, de la jeunesse, du prosélytisme. On se demande pourquoi il choisit d'utiliser un titre (Theorists) qui provoque un rapprochement avec le mot "terroriste". Dans la photographie de Servet Kocyigit, Motherland (2007) où une danseuse du ventre est tenue par des militaires, je me pose bien sûr la question autour du pouvoir de l'armée. La question peut se poser de manière universelle, mais qu'est-ce qui peut m'empêcher de me poser la question pour le cas précis de la Turquie ? L'armée dans ce pays est dans cette contradiction flagrante d'une autorité qui est en même tant garante de la laïcité. Nazif Topcuoglu pose la question de la femme. Il met en scène des jeunes filles en référence flagrante à Ingres et Delacroix, et à l'Odalisque dans l'histoire de l'art. Ce choix n'est pourtant pas un hasard ! Je regrette que les artistes n'aient pas compris qu'on leur tendait une perche pour qu'ils donnent des arguments, qu'ils nous prêtent des arguments pour pouvoir répondre à des interprétations parfois douteuses. Les artistes ont refusé d'entendre nos arguments et se sont braqués, peut-être parce que nous avons posé les questions de manière trop directe, mais je n'ai pas voulu utiliser des chemins détournés. En tout cas je souhaite que le débat puisse exister et avancer."
 
Lucie Choupaut
Le 16/11/09


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Rencontrer l'Europe – Istanbul, du 25 au 30 novembre 2009

Par l'association apollonia
Parc des expositions du Waken, Strasbourg
Rens. : 03 88 52 15 12















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Crédits et légendes photos
Vignette sur la page d'accueil : Gul Ilgaz, Between two lands and a river, 2001 - 2002. Courtesy artiste
Image 1 Servet Kocyigit, Down-Under, 2007. Courtesy artiste et galerie Outlet (Istanbul)
Image 2 Nazif Topcuoglu, Gossip, 2007. Courtesy artiste et galerie Nev (Istanbul)
Image 3 Servet Kocyigit, Motherland, 2007 Courtesy artiste et galerie Outlet (Istanbul)