L`Intermède
La vie en sourdine
"Parviendrai-je à mourir comme un homme ?" Au soir de sa vie, un vieux professeur fait le bilan. Mise en scène sobre et classique pour Une Banale Histoire d'Anton Tchekhov (1860-1904) adapté au théâtre par Marc Dugain au Théâtre de l'Atelier, jusqu'au 1er mai 2011.


Nikolaï Stepanovitch est un homme fatigué. Illustre professeur de médecine, à la science reconnue et admirée, il sent une irrésistible lassitude l'emporter précocement vers la fin. A la suite, toutes ses joies et ses passions l'ont peu à peu quitté. L'amour d'abord, car ce n'est que d'une oreille résignée qu'il écoute les jérémiades de sa femme (Gabrielle Forest), au visage décrépit et obèse, dévorée par le souci sordide. Puis le plaisir de l'enseignement, et c'est avec un plaisir mesquin qu'il repousse l'étudiant qui l'aborde, au cerveau embrumé de bière. Tous décidément l'ennuient. La dégénérescence de ses facultés intellectuelles le prive des joies de la science, et une atteinte au poumon ne laisse pas de doute sur sa fin prochaine. Mêlant complainte désabusée et ironie acerbe sur la société qui l'entoure, le professeur entame un journal. La médiocrité d'une vie s'étale minutieusement sur le papier gratté par la main débile d'un vieux savant, dans ses longues nuits d'insomnie. De tous les types qui composent la société russe embourgeoisée de la fin du siècle ne sourdent que l'ennui, la bêtise du quotidien et la fatigue de l'existence. Il la décrit en affectant la posture de l'analyste indifférent et distancié, trop respectable même pour se livrer à la franche médisance de ses collègues. En réalité, sa barbe vénérable, ses Une banale histoire, Marc Dugain, Jean-Pierre Darroussin, Tchekhov, Théâtre de l`Atelier, nouvelle, pièce, une histoire ennuyeuse, adaptation, Alice Carel, Gabrielle Forest, théâtre, pièce, roman,lorgnons et sa redingote bien mise habillent un homme défait. "L'homme n'est plus là, mais pas encore dans l'au-delà, et toutes les sollicitations dont il fait l'objet lui paraissent dérisoires alors qu'il s'emploie à tirer quelques leçons de son existence", explique Marc Dugain, qui adapte et met en scène le texte de Tchekhov.

Il y a tout de même une chaleur dans la vie bien morne du professeur. Sa pupille, Katia (Alice Karel), jeune femme belle et forte, qui l'a toujours aimé comme un père. C'est auprès d'elle qu'il trouve le réconfort, fuyant une famille sordide, qui le poursuit de sa bassesse. Passionnée, paresseuse, instable, artiste manquée et femme trompée, elle constitue l'exact inverse du respectable professeur. Mais elle écoute avec affection ses plaintes de vieillard. Un drôle de couple où chacun tente de reprendre goût à l'existence. L'esquisse d'un salut se dessine sur les cheveux d'or de la belle. "La mise en scène repose sur ce murmure intérieur qu'entretient Stepanovitch, fil conducteur sur lequel viennent s'agréger sa femme et sa pupille avec laquelle il nourrit une relation étrange et d'une intensité au-dessus de ses dernières forces", poursuit Dugain. Pourtant, l'espoir sera déçu. Le bon sens du vieux professeur de médecine se montre pour ce qu'elle est : une science exsangue, une sagesse desséchée, une philosophie de sépulcre blanchi. Il est temps qu'il meure, ce vieux lâche. Et d'ailleurs, le voici qu'il ronfle, l'imposteur.

Quand il écrit Une Banale Histoire, dans sa propriété de Yalta, au bord de la Mer noire, Anton Tchekhov n'a pas trente ans. On reconnaît difficilement le jeune médecin qui faisait rire Moscou en croquant les travers des petits fonctionnaires de province engoncés dans leur uniformes. Il faut dire que la tuberculose se manifeste et qu'Anton Tchekhov découvre l'envers de la condition d'auteur avec les critiques qui maltraitent son Ivanov. Dans ce récit, qui est probablement le plus sombre de toute son oeuvre, la mort et la décripitude font leur entrée. "On dit que les philosophes et les vrais sages sont indifférents. C'est faux, l'indifférence est une paralysie de l'âme, une mort anticipée." Le constat sent son homme d'expérience, le praticien des corps et des âmes. Il rédige à la façon d'un journal cette lente auto-analyse, sur un ton monocorde rehaussé de traits lumineux, joyeusement servis par Jean-Pierre Darroussin, qui n'ignore pas l'humour qui surnage dans les eaux troubles de l'écriture tchekhovienne.

Il aurait pu mettre en scène Les trois soeurs ou La Cerisaie, mais c'est vers Une Banale Histoire que s'est tourné l'écrivain Marc Dugain pour ses premiers pas sur les planches. "Pourquoi transformer une nouvelle en pièce de théâtre si l'auteur ne l'a pas voulu lui-même ?, interroge l'auteur de La chambre des officiers. Car l'intention théâtrale y est flagrante comme la volonté de l'écrivain d'y faire figurer une sorte de testament prématuré sur cet art qui le fait vivre et qui l'agace par la médiocrité du milieu qui l'anime." Délaissant le roman Une banale histoire, Marc Dugain, Jean-Pierre Darroussin, Tchekhov, Théâtre de l`Atelier, nouvelle, pièce, une histoire ennuyeuse, adaptation, Alice Carel, Gabrielle Forestde la génération précédente des grands auteurs russes, Tchekhov fait du théâtre et de la nouvelle ses formes d'expression privilégiées, deux formes que réunit Dugain dans son adaptation. La mise en scène classique et discrète met au moins en valeur le jeu de Jean-Pierre Darroussin, autre amoureux de Tchekhov, qui incarne un Nikolaï Stepanovitch tout en fatigue. Le corps pesant, les gestes lents, la pensée lourde, il traîne ses vieux os sur la scène. 

Les critiques russes n'ont pas manqué de le noter : Une Banale Histoire rappelle irrésistiblement La Mort d'Ivan Ilitch écrit par Tolstoï, trois ans plus tôt, avec ce même format d'une centaine de pages autour d'un homme respecté et pris dans le carcan des positions sociales dans la Russie d'Alexandre III. Mais chez Tolstoï, le conseiller à la cour trouve tout de même la révélation à l'ultime instant de son existence. Une vie d'égoïsme et de médiocrité sauvée par l'effet de la grâce. Chez Tchekhov, pas de déflagration métaphysique. Au contraire : la tragédie se joue en sourdine, dans les demi-teintes de la chambre d'un petit appartement bourgeois. La pièce est empreinte du minimalisme si particulier à l'écriture de Tchekhov, où seuls des frémissements de surface font entrevoir les tragédies qui se jouent chez les personnages veules d'un monde sans héros. En pur personnage tchekhovien, Nikolaï Stepanovitch n'esquissera qu'un geste velléitaire pour tenter de connaître la délivrance. Sur le vieillard illustre qui s'est péniblement traîné de son cabinet pour rejoindre la chambre miteuse d'un petit hôtel de province, la lassitude l'emporte décidément, et toute lueur lui sera refusée.

Le 12/02/11
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  Une Banale Histoire, jusqu'au 1 mai 2011
  Adaptation et mise en scène de Marc Dugain
  Avec Jean-Pierre Darroussin, Alice Carel, Gabrielle Forest...
  Théâtre de l'Atelier
  1 Place Charles Dullin
  75018 Paris
  Mar-sam : 21h ; Sam-dim : 16h
  Tarifs : de 8€ à 39€
  -26ans : 10 €
  Rens. : 01 46 06 49 24










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Crédits photos : Julien de Rosa / Starface