L`Intermède
Êtres de chiffon et poupées de chair
Cynique, libertin et séducteur, le Don Juan de Bertolt Brecht est fidèle au personnage de Molière qui se joue des femmes, de la religion et de l'autorité de son père. Hormis la transposition des paysans en pêcheurs, Brecht ne semble introduire aucune nouveauté dans l'histoire, pas plus que sur le plan des dialogues d'ailleurs, très largement fidèles à la pièce originale. La véritable appropriation brechtienne est ailleurs ; elle repose davantage dans le traitement du caractère des personnages, ainsi que dans les choix de mise en scène visant à rompre l'illusion théâtrale. C'est dans cet esprit que le metteur en scène Jean-Michel Vier propose de revisiter une grande figure mythique au théâtre de l'Oeuvre, à Paris

Des acteurs et des marionnettes se donnant la réplique sur une piste circulaire : est-on encore au théâtre ? Dans un décor qui a tout l'air d'un cirque, on attend avec impatience l'entrée en scène du clown : Don Juan, avatar d'une figure mythique que l'on rattache souvent à Molière, apparaît le visage peinturluré de blanc. Mais le masque du bouffon est aussi celui de l'hypocrite, car Sganarelle n'a pu farder que la moitié du visage de Don Juan, dont le maquillage révèle alors la double face : d'un côté le prétendu amoureux éperdu, de l'autre le véritable cynique infidèle. A priori, ce Don Juan ne dément pas la tradition, et dès le début on le voit aux prises avec une Dona Elvire, folle de rage et de déception, aux griffes de laquelle il tente tant bien que mal d'échapper. Toutefois, l'adaptation de Brecht du "grand seigneur méchant homme" en fait un don juan, théâtre de l`oeuvre, Molière, Berthold Brecht, Michel Vier, distanciation, marionnettepersonnage d'un peu "moins grand seigneur et plus méchant homme", selon le metteur en scène Jean-Michel Vier. C'est du moins dans cet esprit qu’il met en scène la pièce du dramaturge allemand au théâtre de l'Oeuvre. Du héros faustien, du libre-penseur défiant la morale, de la profondeur du héros romantique, il ne reste rien sinon un personnage presque aussi bouffon que son valet, à n'en pas douter aussi peureux.

A l'instar de Sganarelle qui craint la "vengeance du Ciel" et les mimiques de la statue, Don Juan commande à son valet de prendre sa place au moment où il lui revient de porter secours à Don Carlos : "La partie est trop inégale ; je ne peux souffrir cette lâcheté. Va tout de suite au secours de cet homme (…) Au combat coquin !" Toujours désireux d'éviter l'affrontement avec les frères d'Elvire, il enjoint à son valet de prendre ses vêtements, au grand dam de ce dernier qui lui demande piteusement : "Faut-il que je meure sous vos habits ?", à quoi le cynisme de Don Juan offre pour toute réponse : "Non, si cela n'est pas nécessaire." Cynique ? Certes. Mais ou est passé le courage du grand seigneur ? Que sont devenues les revendications du libre-penseur ? Sur scène, on semble n'avoir plus affaire qu'à un libre-jouisseur, réduisant l'amour à une partie de chasse, ne voyant plus les femmes que comme des proies que l'on charge sur son épaule une fois que l'on a eu raison d'elles, comme il le fait de Charlotte à la suite d'une scène de séduction qui n'est pas sans rappeler le célèbre conte du Petit Chaperon Rouge. Clown de cirque ou grand méchant loup, il n'est dès lors plus permis d'en douter : le Don Juan de Brecht jure ("Ta gueule !"), mange, boit, rote, et n'a plus rien de la distinction qu'il réclame vainement à son valet lors de l'échange des rôles.

De la grande comédie moliéresque, on serait donc passé à la farce brechtienne, où le héros n'a plus rien d'admirable, où il ne s'agit plus désormais de trembler face au funeste destin d'un personnage dévoré par les flammes de l'enfer, mais où l'on ne peut plus que rire de la poupée miniature qui s'abîme dérisoirement derrière un minuscule théâtre de marionnettes. Êtres de chiffon et poupées de chair : la mise en scène de Jean-Michel Vier souligne la dimension comique prépondérante dans le texte de Brecht et fait délibérément le choix de confondre l'art du théâtre et le spectacle de guignol. Ainsi, dès le lever du rideau, Sganarelle joue les ventriloques, jouant à la fois son rôle et celui de Guzman, incarné de façon totalement burlesque par un simple balai à franges. Plus loin, il lui faudra encore donner un accent belge au créancier Monsieur Dimanche qui tente vainement de rappeler ses dettes à Don Juan. Et tout cela sans compter le pantin désarticulé qui joue le rôle d'un don Carlos éreinté par les pêcheurs qui viennent lâchement de le détrousser. Hormis les deux grands rôles principaux que sont Sganarelle et son maître, où sont passés Don Luis, le père de Don Juan, dona Elvire et ses frères ? Tantôt décor, tantôt personnages, les autres acteurs volent d'un rôle à l'autre. La Charlotte d'abord séduite par Don Juan devient ensuite la Séraphine à qui Sganarelle réclame de lui dire sa bonne-fortune. La grande brune qui, sous le nom de dona Elvira empoignait Don Juan par le col au début de la pièce, revient une nouvelle fois laisser éclater sa rage sur le séducteur sous les oripeaux de Mathurine. Les paysans, remplacés par des pêcheurs dans don juan, théâtre de l`oeuvre, Molière, Berthold Brecht, Michel Vier, distanciation, marionnettele texte brechtien, après avoir joué une pantomime avec leurs rames, se glissent ensuite sur un des côtés de la scène, mimant une forêt d’arbres au sein de laquelle Don Juan cherche une nouvelle cible féminine, et aux branches desquels Sganarelle engloutit avidement quelques grains de raisins, laissant son maître manifester son appétit pour des nourritures plus charnelles.

Don Luis quitte ainsi la raideur paternelle pour la rigidité de la statue du Commandeur, et les pêcheurs font cercle autour de Don Juan, mimant ainsi le tombeau au sein duquel l'impudent a commis le sacrilège d'entrer. Paradoxalement, les accessoires se font personnages et les acteurs se mettent à incarner le décor dans une mise en scène qui, à bien des égards, rappelle la distanciation brechtienne. Point d'identification possible aux personnages, qui quittent un rôle pour un autre, un costume pour un autre, sans même quitter la scène, car les coulisses elles-mêmes font partie du spectacle. Tout est là dès le départ, sous les yeux du spectateur. Et Don Juan semble ici relégué à l'arrière-plan d'un spectacle qui fait la part belle à Sganarelle et à son jeu farcesque : à la fois stupide et lucide, le valet aux manières grossières, qui par maladresse se retrouve les quatre fers en l'air ou par inadvertance reçoit en pleine figure un verre de vin, singe et surpasse un maître qui, dérisoirement doté d'une canne à pêche pour toute épée, a perdu tout son panache.

Maniant la rame et la raison, Sganarelle à l'inverse de Don Juan, craignant les puissances divines et statuesques, sait garder cette dimension toute humaine qui fait tant défaut à son maître et qui l'empêche de sombrer avec lui. Brecht réalise-t-il pour autant une éviction totale du personnage de Don Juan ? Même rapetissé au sein d'un théâtre miniature, en disparaissant, le personnage continue de hanter ceux qui lui survivent, et tous viennent se presser dans la scène finale, réclamant "le coquin" (les frères de Dona Elvira), leur "meilleur client" (Monsieur Dimanche, le créancier), celui qui leur doit "un duel" (Marphurius, le médecin), "un fils, un héritier" (Don Luis, le père), "un beau monsieur" (Elvira, et Charlotte, les conquêtes de Don Juan), mais surtout, celui qui ne paiera jamais son dû à son fidèle serviteur, laissant Sganarelle conclure sur sa célèbre réplique aussi comique que désemparée : "Mes gages ! Mes gages !"
 
Le 07/02/11
don juan, théâtre de l`oeuvre, Molière, Berthold Brecht, Michel Vier, distanciation, marionnette
  Don Juan d'après Molière, adaptation de Bertolt Brecht, jusqu'au 30 avril 2011
  Mise en scène par Jean-Michel Vier
  Avec Pierre Val, Sylvain Katan, Valérie Alane...
  Théâtre de l'Oeuvre
  55 rue de Clichy
  75009 Paris
  Mar-sam : 21h ; dim : 15h 30
  Tel : 01 44 53 88 88









D'autres articles de la rubrique Scènes