L`Intermède
Joël Pommerat, les contours noirs
Après les Bouffes du Nord à Paris où l'auteur et metteur en scène français présentait jusqu'au 6 mars Cercles/Fictions, sa dernière création, voici venu le temps des tournées. Province, Belgique et Irlande joueront tour à tour quelques-unes des pièces-clés de celui que Peter Brook, le directeur des Bouffes, a choisi en 2007 Joël Pommerat, théâtre, auteur, metteur en scène, Bouffes
du Nord, Compagnie Louis Brouillard, Cercles et Fictions, Je tremble (1
et 2), Cet enfant, Les Marchands, Mon ami, Le Chemin de Dakarcomme artiste associé de son théâtre pour trois années. Le public pourra ainsi voir ou revoir Je Tremble (1 et 2), Pinocchio, Cet enfant, Le petit chaperon rouge et, bien sûr, Cercles/Fictions, une pièce conçue de prime abord comme un puzzle. Ou quand l'éparpillé finit par faire unité.
 
Pendant un peu plus de six semaines, les Bouffes du Nord - et son célèbre mur du fond, d'un rouge brun écaillé quasiment intouchable -, se sont apparentées à une piste de cirque. Le demi-cercle, forme pour ainsi dire homologuée d’une salle de théâtre classique, a cette fois-ci parcouru les 360°, et est même passé aux multiples Cercles pour les besoins d'une fiction, elle aussi, conjuguée au pluriel. La découverte surprenante de ce vis-à-vis (que verra-t-il que nous ne verrons pas ? et vice versa) va de pair avec celle, plus perturbante, d'être cernés par une obscurité qui ne se lèvera pas de toute la durée de la représentation, ce qui ne met que plus en lumière le travail des comédiens pris dans un tourbillon de rôles, de situations, d'époques et de costumes absolument vertigineux, le tout à tâtons, donc. L'éclairage est concentré sur le centre de la scène, les acteurs sont tous affublés de micros-cravates et le spectateur n'a plus qu'à s'enfoncer dans la nuit. Nuit des temps et nuit de tout un chacun, avec cette permanente ambivalence entre le rêve et la réalité. Y sommes-nous bien ou dormons-nous ? A moins qu’il ne s'agisse d'une maison hantée ?
 
La première séquence, qui ne laisse aucune chance de s'échapper tant elle est directe, brutale et inattendue, met face à face un homme en train de manger et un serviteur, debout dans un coin reculé. Au loin, mais parfaitement audibles et inquiétants, des coups de canon tonnent : la Première Guerre mondiale, en ensevelissant ses soldats, enterre le XIXe siècle. L'homme assis au timbre sans relief invite son domestique à le rejoindre à sa table et lui fait savoir, sans se départir de ce ton éteint, qu'il voudrait vivre avec lui, le caresser, le posséder en somme. Embarras de l'objet du désir du maître qui bien que serviable lui rétorque que ce n’est pas possible : "ça ne me plait pas du tout, Monsieur." Fin du premier chapitre, même si à l'entame du suivant, nous n'avons pas quitté le milieu aristocratique. C'est juste Madame, hurlante et méprisante, qui a pris le relais poussant le rapport Maître/serviteur à son paroxysme. Joël Pommerat, théâtre, auteur, metteur en scène, Bouffes du
Nord, Compagnie Louis Brouillard, Cercles et Fictions, Je tremble (1 et
2), Cet enfant, Les Marchands, Mon ami, Le Chemin de Dakar,"Notre société est entrée dans la modernité", lance-t-elle avec dédain avant d'être rattrapée par le deuil, par le chagrin. La modernité : Cercles/Fictions ne cesse de l'interroger, convoquant ainsi alternativement scènes d'hier et même d'avant-hier (avec des échappées du côté des Conquistadors, assassins in the name of god, et des inquisiteurs), et instants contemporains d'une ironie noire.
 
Coup sur coup, la pièce de Joël Pommerat donne à voir une cruelle leçon de confiance en soi donnée par un richissime patron à l'ANPE devant une poignée de chômeurs au bout du rouleau, la rencontre un peu plus tard entre ce même patron et des immigrés clandestins auxquels le premier veut à tout prix acheter un organe pour sauver son fils, un "jeune loup" des affaires, faussement ingénieux et vraiment tordu, prêt à tous les sacrifices pour arriver à ses fins, ou encore un irrésistible vendeur de bibles dont le prosélytisme a davantage à voir avec sa profonde solitude qu'avec une foi pour le moins circonstancielle… Jusqu'à l’apparition finale au milieu des fumigènes d'un chevalier et de sa monture dans un éblouissement métallique, signant ainsi de manière fantastique le retour de la fiction. Part onirique d'un ensemble qui ne quitte pas les rives du social, porte d'entrée qui ne ment pas quand il s'agit de scruter la fragilité de l'individu.

Et pourtant, pas de misérabilisme sur la piste théâtrale, dont l'enchaînement de scènes est traversé d'éclats à la façon d’un diamant scintillant. Chacun à égalité raconte son histoire, et même si une sorte de curseur invisible semble nous balader sur l'échelle d'un temps a priori délimité, daté pour ainsi dire, ce métronome ne vaut que pour rappeler combien la notion de modernité est non seulement essoufflée mais passablement aléatoire, aussi. Ce que Joël Pommerat interroge, c'est même cette "chose" descendue de la nuit des temps, indémodable et persistante, désignée par le terme "archaïsme". Avec son lot de croyances sans lesquelles notre errance serait tout simplement insoutenable, ballotés que nous serions d'un désespoir à l’autre. Sans secours ni recours.
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Nord, Compagnie Louis Brouillard, Cercles et Fictions, Je tremble (1 et
2), Cet enfant, Les Marchands, Mon ami, Le Chemin de Dakar,
"Toutes les situations de cette pièce sont authentiques […]. Des instants que j'ai voulu reconstruire comme on reconstitue la scène d'un meurtre pour éclaircir une énigme", raconte le metteur en scène qui, jouant par ailleurs sur l'idée de cette objectivité reconstituée, offre finalement des angles de vue différents. Le cercle, loin d'enfermer, ouvre dans ce cas précis à une multitude de regards, et donc d'interprétations. Est-ce que les comédiens eux-mêmes changent de place d'une représentation à l'autre, histoire de dessiner un autre cercle dans le cercle ? Quoi qu’il en soit, avec Cercles/Fictions, Joël Pommerat, 48 ans, poursuit son travail "d'investigation" au cœur des tragédies humaines, travail qu’il a entamé très tôt, pratiquement dès ses débuts quand il s’est saisi du théâtre pour "chercher le réel". Cet enfant (1996), Au monde (2004), Les Marchands (2006), Je tremble (1 et 2) (2008) sont autant de pièces qui jalonnent un parcours où poétique et politique se fondent et se confondent. Comme un écho au nom dont il a affublé la troupe qu'il a fondée en 1990 et avec laquelle il travaille toujours, la Compagnie Louis Brouillard.
 
Elisabeth Bouvet
Le 12/03/10

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Cercles/Fictions
, pièce écrite et mise en scène par Joël Pommerat
Sur scène : la compagnie Louis Brouillard
Prochaines dates :
13/03/10-14/03/10 : Le Manège, à Maubeuge
29/03/10-02/04/10 : Théâtre de Cavaillon, à Cavaillon
20/04/10-24/04/10 : Théâtre National de la communauté française, à Bruxelles
Pour toutes les autres dates de tournée (et les autres pièces de la compagnie) :
00 33 (0)1 46 07 33 89.


Tous les textes de Joël Pommerat sont édités chez Actes Sud-Papiers


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Crédits photos : Elisabeth Carecchio