L`Intermède
Reportage : Les coulisses du Lido, à Paris. Revue bonheur. Portrait, interview.
 
IL Y A BIEN EU une fois où les lumières se sont éteintes par accident. Une canalisation avait lâché dans le quartier, noyant le sous-sol et les installations électriques sous deux mètres d'eau. Deux-mille places ont été remboursées. Pompiers, techniciens et sèche-cheveux par dizaines ont permi aux feux du Lido de briller à nouveau, dès le lendemain soir. On ne sait plus en quelle année a eu lieu l'incident, mais c'est la seule fois où l'une des plus célèbres revues de nu féminin de Paris n'a pas tourné en soixante ans d'existence. Car si la simple mention de son nom convoque une foule d'images - Champs-Elysées, pacotilles, champagne, poitrines nues et talons à perte d'horizon -, derrière les clichés trompeurs d'un spectacle kitsch, le Lido est une institution européenne du spectacle vivant qui doit sa réputation à l'exigence et le labeur des centaines de personnes qui y oeuvrent chaque jour, sur scène ou dans l'ombre. Visite guidée des coulisses, alors que le spectacle va commencer.

Par Florence Rochat et Bartholomé Girard


20h. LA FILE DÉBORDE sur la plus célèbre avenue de Paris. Robes de soirée et smokings sombres se frottent à des complets T-shirts-jean. Tous attendent, patiemment, de traverser le couloir bleu parsemé d'étoiles pour arriver dans le hall d'entrée feutré du Lido. Certains sont des habitués des palaces ; d'autres, qu'ils soient de France ou de navarre, sont venus goûter au rêve parisien pour quelques heures. La salle et ses mille-deux-cent-cinquante places, quasiment toutes  lido, champs-elysées, reportage, coulisses, spectacle, cabaret, nu, revue, revue bonheur, filles, bluebell, bluebell girls, topless, seins nusoccupées chaque soir, se remplissent à un rythme régulier, pendant que la revue se monte derrière une épaisse cascade de perles rouges. Alors que la plupart des clients dînent à leur table, danseurs, danseuses, techniciens et habilleuses sont en piste. Ils ont jusqu'à 21h30, heure du lever de rideau, pour tout préparer. Pendant ce temps, la centaine de serveurs en smoking fait couler le champagne. En fin de soirée, huit cent bouteilles auront abreuvé le public.

20h15. A LA CHAUDE LUMI
ÈRE tamisée dans la salle répondent les néons dans les coulisses, dévoilant quelques costumes stockés dans les couloirs des changements rapides, à deux mètres de la scène. Une caverne d'Ali Baba où sont suspendues aux plafond les coiffes en plumes d'autruche, oie et paon, et entassées dans les coins les caisses en PVC de l'habilleuse en chef étiquetées "Faux seins en plastique" et "Caches tétons", les bobines de fils de toutes les couleurs et une boîte à pharmacie. Sur les murs, des dessins d'enfants punaisés derrière des porte-manteaux en bois où le nom des filles est inscrit au feutre. Le tout parsemé de dizaines d'étiquettes du sol au plafond qui, en vieux scotch jauni, indiquent des énigmatiques "Egypte 4", "Sexy chic Julie 7 " ou encore "Charly Inde 5". Un fragment de la grammaire de la vingt-sixième revue de la maison, baptisée "Bonheur" et répétée chaque soir par deux fois depuis sa création il y a six ans par Margaret Kelly (1910-2004), alias Miss Bluebell, du surnom qu'un médecin lui accola devant le bleu de ses yeux ("bluebell" signifie" jacynthe sauvage") alors qu'elle n'était qu'une enfant. Cette singulière longévité - traditionnellement, une nouvelle revue est créée tous les cinq ans, moyennant neuf millions d'euros - est dûe au fait que le Lido est orphelin depuis la disparition de sa fondatrice. 

20h30. LES "LIDO BOYS DANCERS" se préparent à
 lido, champs-elysées, reportage, coulisses, spectacle, cabaret, nu, revue, revue bonheur, filles, bluebell, bluebell girls, topless, seins nusl'étage, laissant les filles occuper les vestiaires labyrinthiques sous la scène. D'un miroir à l'autre, des groupes de danseuses discutent entre elles. Beaucoup ne se connaissent pas, barrière de la langue oblige - une quinzaine de nationalités compose la troupe, recrutée lors d'auditions à Londres, New York ou Las Vegas. Pour toutes, le Lido est plus qu'un travail : un choix de vie. "Deux spectacles par soir, six jours par semaine... le corps en prend un coup", reconnaît Malory, qui a rejoint le lieu il y a trois ans. Au centre des couloirs en étoile, les Bluebell Girls. Plus petites, elle ne montrent pas leurs seins sur scène, contrairement aux autres filles, les bien nommées "nues". Mais dans la maison, elles sont toutes des Bluebells, héritières de celle qui a rejoint les frères Clérico peu après leur achat d'une salle pour lancer un dîner-spectacle en 1946. C'est cette formule qui assure très tôt le succès de l'entreprise et impose le Lido comme l'un des cabarets-phare de l'après-guerre. Quand Laurel et Hardy se produisent à titre exceptionnel en France, c'est sur ses planches. La direction artistique du lieu est alors assurée par René Fraday, qui parcourt le monde pour nourrir le spectacle d'attractions hors-normes. Rien n'est trop grand : piste de glace, piscine ou hélicoptères offrent des podiums de choix pour le défilé et l'exécution de pas des danseurs et danseuses. Depuis seize ans, la direction artistique est entre les mains de Pierre Rambert, formé à la danse classique par Boris Kniasseff et Serge Peretti, passé par les ballets de Roland Petit... avant de devenir danseur principal du cabaret. Tous les chemins mènent au Lido. 

20h50. BLONDES, BRUNES, yeux bleus ou bruns, elles sont toutes alignées et commencent à étaler l'épais maquillage en discutant. La scène exhibe, les coulisses protègent. Derrière les chorégraphies de grand spectacle, décors spectaculaires et coiffes exubérantes à plumes et fils pailletés, l'atmosphère des coulisses est bon enfant. La place de Malory est au fond d'un couloir, aux côtés de Julie et Alicia. Ces trois Françaises ont des parcours et des envies différentes : la première poursuit ses études en histoire de l'art, la deuxième envisage un jour d'être chorégraphe, et la dernière voit dans son arrivée au Lido une consécration. Point de départ ou d'arrivée, cette institution s'est imposée pour ces danseuses dont le gabarit ne correspond pas à la scène classique. "Pas facile de trouver un partenaire qui fasse la bonne taille...", sourit Alicia en étirant son corps démesuré au sol. Le mythe de la revue s'est notamment forgé sur la beauté et les tailles vertigineuses de ses danseurs - 1m75 minimum
 lido, champs-elysées, reportage, coulisses, spectacle, cabaret, nu, revue, revue bonheur, filles, bluebell, bluebell girls, topless, seins nuspour les femmes, 1m83 pour les hommes. Aujourd'hui encore, la règle en bois usé de l'exigeante Miss Bluebell sert à mesurer les nouveaux venus qui font en moyenne cinq centimètres de plus que la taille réglementaire. Ils ont tous une formation classique - "un bagage nécessaire", précise Pierre Rambert - pour exécuter sur scène les chorégraphies jazz teintées d'arabesques, battements et autres jetés, sur une partition de Jean-Claude Petit.

21h. L'UNE A LES TRAITS CARR
ÉS, l'autre la bouche pulpeuse, la dernière un grand front. Mais en un coup de mascara, un trait de khôle, quelques grammes de fond de teint et une couche de fard à paupières, les reflets dans les miroirs sont quasi identiques, yeux charbonneux et lèvres rouge carmin pour masque de scène. Plus la poudre s'étale sur leurs joues, plus les traits se gomment pour en faire des répliques. Sur scène, affublées de pompoms, vestes léopard ou tenues indiennes, Julie, Malory et Alicia se confondront avec leurs collègues. Pour l'heure, une femme à l'accent slave passe sa tête dans l'espace des trois danseuses et débite un flot de paroles incompréhensibles. Chef d'orchestre des coulisses, elle indique aux filles leur position sur l'échiquier de la scène en usant du novlangue lidoesque. "Petra nous donne les directives en fonction des danseuses absentes, sous-titre Julie. Il n'est pas rare qu'on se remplace sur des tableaux." Une façon de changer de quelques millimètres la chorégraphie qu'elles exécutent immuablement chaque soir, depuis plusieurs années pour certaines. Dans le haut parleur, une voix interrompt les conversations et vocifère un lapidaire : "30 MINUTES !"

21h15. LES DANSEUSES passent leur première tenue avec les habilleuses. Les chaussures et costumes sont réalisés sur mesure et réajustés par ces femmes qui jouent des épingles comme un musicien d'une partition. Elles sont vingt-trois, chaque soir, à aider les danseurs et les danseuses à chausser leurs talons et changer de robe, enfiler leur body et balancer leur veste. Douze couturières veillent à ce que le temps n'ait pas raison des paillettes, plumes, strass, dentelles, cuirs, perles, boutons, satins et bottines qui revêtent très légèrement les corps frêles des danseuses. En tout, cent-quatre-vingt paires de boucles d'oreilles, cent-soixante-quatre bracelets, quarante-sept colliers, quatre-vingt-neuf ornements de souliers et six bodies sertis de trente-six-mille cristaux ornent les quatre-cent costumes portés et retirés pour chaque représentation, de 21h30 à 1h30 du matin. Aux bijoux, Pierre Annez. Aux tenues, depuis trente ans, Mine Barral Vergès. "L'important, c'est le string, aime à rappeler celle qui a créé les costumes de scène de Joséphine Baker, Barbara ou encore Dalida. C'est lui qui supporte tout le poids du costume, des broderies et des plumes. Le tout peut
 lido, champs-elysées, reportage, coulisses, spectacle, cabaret, nu, revue, revue bonheur, filles, bluebell, bluebell girls, topless, seins nusatteindre jusqu'à vingt kilos."* Les tissus changent de couleurs d'un thème à l'autre de la revue Bonheur, de "la Femme" au Cinéma (décliné en Charlie Chaplin, Marilyn Monroe et Federico Fellini) en passant par l'Inde et Paris. Un baisser de rideau marque le passage d'un univers à l'autre, le temps d'installer les vingt-trois décors conçus par Charlie Mangel et Arnaud de Segonzac, habitués de la Comédie Française et du Palais Royal. Sur scène, les régisseurs opèrent les derniers réglages lumière, testent le son et installent les marches du première tableau desquelles descendront les danseurs et danseuses arrivant sur le plateau. 

21h30. COUP D'ENVOI. Les danseurs et danseuses défilent dans le couloir des changements rapides, et c'est un autre ballet qui se joue en coulisses. Chacun connaît ses déplacements, les gestes pour se changer sont mécaniques et précis. Le moindre cliquetis de cette grande horlogerie est calculé. Alicia part sur scène coiffée d'une orchidée démesurée, revient deux minutes plus tard, jette son chapeau dans un bac et enfile des oreilles de chatte. La robe à paillettes se transforme en trente secondes en une combinaison féline. Elle repart aussitôt sous les projecteurs, et reviendra à la fin de la chanson pour revêtir une nouvelle tenue. Certains ont jusqu'à vingt changements en une représentation, dont les plus rapides doivent se faire en moins d'une minute. Une agrafe capricieuse ou une entrejambe déchirée, et l'équilibre peut se rompre. Les circuits sont balisés, pas question qu'une personne se mette à la mauvaise place, au mauvais moment. Cette chorégraphie hors-scène est aussi importante que celle devant le public, et demande autant de formation aux danseurs que l'apprentissage des danses. 

22h. APR
ÈS LES POMPOMS, c'est le tour des touristes parisiennes de vanter les mérites du shopping à Paris sur scène. Suivront les incursions en Inde et dans le Septième art, au moyen d'un changement de décor toutes les quatre minutes. Ils sont quatre-cent, de la meneuse au machiniste, à orchestrer le ballet et rivaliser d'ingéniosité. Grâce au "porte-avions", la scène se change tour à tour en jardin avec fontaine, piscine contenant quatre-vingt tonnes d'eau ou temple de cinq mètres de hauteur illuminé par des projections d'images, effets lasers, fibres optiques ou feux d'artifice. Entre les cinquante mètres carrés de scène et les coulisses continuent d'aller et venir, imperturbables, les soixante danseurs et danseuses. Dans un recoin de la scène, une nouvelle recrue observe le spectacle et répète, encore hésitante, les mouvements. Elle se dirige ensuite vers l'habilleuse en chef pour lui signaler que ses chaussures ne sont pas  lido, champs-elysées, reportage, coulisses, spectacle, cabaret, nu, revue, revue bonheur, filles, bluebell, bluebell girls, topless, seins nusencore assez ajustées à sa forme de pied. Au milieu de ces grands corps dénudés, elle semble encore timide. Bientôt, elle sera une Bluebell.

F.R. & B.G
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à Paris, le 11/11/2010

Revue Bonheur, au Lido
116 bis avenue des Champs-Elysées
75008 Paris
Tous les jours, dîner à partir de 19h30
Premier spectacle à 21h30, deuxième spectacle à 23h30
Visite des coulisses chaque vendredi à 16h
Tous les tarifs sont à consulter sur le site du Lido
Rens. : 01 40 76 56 10

 



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Crédits photos : Eric Lanuit
* dossier de presse