L`Intermède
shotaro, ishinomori, voyage de ryu, ryu, voyage, manga, portrait, interview, biographie, mangaka, traduction, histoire du japon, hokusai, musashi, cyborg, 009, glénat, science-fiction, sf, écologieAprès le déluge
Edité au Japon dans les années 1970, Le voyage de Ryu est l'un des travaux les plus représentatifs du mangaka Shôtarô Ishinomori (1938-1998). Enfin disponible en français, ce classique de la littérature de science-fiction, adapté à plusieurs reprises au cinéma, livre un témoignage visionnaire de la période post-atomique, caractérisée par la méfiance de l'opinion publique face aux avancées technologiques et la crainte d'un nouveau conflit international. Cette série en cinq tomes - dont les trois premiers viennent de paraître en France chez Glénat - porte en elle l'héritage des dessinateurs de l'entre-deux-guerres, et constitue une clé d'accès privilégiée dans le travail d'un auteur trop longtemps passé sous silence.

A l'instar de son maître Ozamu Tezuka, créateur entre autres de Astro Boy et de l'indétrônable Roi Léo, Shôtarô Ishinomori a élaboré un style dépourvu de tout caractère ornemental. Marquées par un trait clair et sinueux lorsqu'il s'agit de capturer l'expression des visages, chargé et réparti en aplats dans les prises de vue panoramiques qui s'étalent en double page, suggérant par là une suspension du temps, ses planches relèvent d'une volonté de dialoguer, non seulement avec le dispositif photographique mais aussi avec la pratique du découpage, rendue familière par le langage filmique et le domaine des arts plastiques. Preuves en sont : la propension de l'auteur à briser les cases, comme pour dépasser leur espace clos et établir un système de raccords fonctionnels aussi bien pour la diégèse que pour le rythme narratif ; le recours à des supports hétérogènes pour introduire une composante réaliste au sein de l'histoire relatée ; l'exagération des clairs-obscurs dans les paysages, représentés comme s'ils étaient le fruit d'un développement en négatif ; ou encore, la prolifération de détails, voire de "gros plans", dans les scènes d’action et dans ce que l'on appellerait à l'écran un "champ-contrechamp".

Des silhouettes qui se détachent
Si ces éléments apparaissent déjà dans l'Histoire du Japon en 55 volumes et dans nombre des "biographies d'hommes illustres" de Shôtarô Ishinomori - dont les dernières parutions disponibles en français sont les oeuvres consacrées l'une au samouraï Miyamoto Musashi et l'autre au peintre Hokusai, tous deux édités chez Kana -, ils sont d'autant plus probants dans les séries de science-fiction telles que Cyborg 009 et Le voyage de Ryu. La première aborde la question du progrès par le biais du rapport entre l'homme et la machine, mais ce n'est qu'avec la deuxième que le mangaka se confronte directement aux enjeux de la recherche scientifique. Terrain propice à une rencontre entre tradition et innovation, Le voyage de Ryu semble vouloir faire de chacun shotaro, ishinomori, voyage de ryu, ryu, voyage, manga, portrait, interview, biographie, mangaka, traduction, histoire du japon, hokusai, musashi, cyborg, 009, glénat, science-fiction, sf, écologiede ses lecteurs le réceptacle d'un récit qui, bien que fictif et futuriste, s'articule autour d'un modèle propre au discours testimonial : l'oeuvre narre les aventures d'un jeune homme qui revient sur Terre, suite à un sommeil cryogénique de plusieurs dizaines d'années. Les bouleversements auxquels il est confronté sont multiples et attestent de la situation critique dans laquelle se retrouvent les survivants d'une planète à peine reconnaissable. Son but devient alors la reconstitution d'une société digne de ce nom, fondée sur les valeurs que son espèce semble avoir sacrifiées au profit de l'argent, d'ambitions colonialistes et d'une soif de connaissances dépourvue de conscience civile.

Malgré son approche quelque peu caricaturale de l'Histoire - trop souvent réduite à de simples relations de cause à effet -, l'accent est porté sur le fonction didactique du propos et la psychologie des personnages, dont les silhouettes ont tendance à se détacher de l'arrière-plan comme pour signifier un désir d'autonomie vis-à-vis des faits qu'elles retracent. Mais s'il est vrai que le traitement de la temporalité paraît naïf par moments, cette impression peut découler du flux d'informations transmises, laissées à la libre appréciation du lecteur et susceptibles, donc, d'être problématisées par lui a posteriori. De fait, si chaque épisode de la série est enrichi de renvois à l'actualité, ce n'est que pour mieux interpeler ses destinataires et les inclure dans un débat qui se veut ouvert et pluriel, malgré le risque de ses implications politiques. Car si les décors environnants portent la marque d'un monde d'après la chute, le fantôme de la menace nucléaire plane sur l'ensemble du récit, plus que l'angoisse - supposée bien que jamais nommée en tant que telle - d'une troisième révolution industrielle, d'un réchauffement climatique ou d'une invasion barbare tout droit sortie des romans d'Isaac Asimov, auquel le manga adresse des clins d'oeil. Evoquée aussi bien par les mots que par les images - qui ne craignent pas de reproduire certains documents iconographiques datant de l'explosion de la bombe atomique en 1945 -, cette peur occupe une place prépondérante dans la série, jusqu'à en constituer le seul véritable point d'ancrage.

Un travail de cisellement
Certes, le motif d'un pays ravagé par une puissance destructrice n'a de cesse de hanter la littérature japonaise de la deuxième moitié du XXe siècle. Mais Ishinomori réactualise la mémoire d'un traumatisme fondateur pour sensibiliser l'opinion publique face aux dangers imminents en revisitant les codes du genre. Rien d'étonnant alors à ce que Le voyage de Ryu constitue la matrice à partir de laquelle d'autres séries ont vu le jour - permettant à l'auteur de faire réapparaître de temps à autres son personnage principal pour le placer dans des situations analogues, bien que parsemées d'obstacles d'ordre différent. Ainsi, pendant que Ryu s'efforce de parvenir à nouveau à un idéal de vie communautaire, ses avatars, conscients que cette quête court à sa perte, assument dès le départ la dimension utopique d'un tel projet, sans jamais y renoncer - attitude qu'un public occidental n'hésiterait pas à qualifier de stoïque, mais qui nourrit justement la complexité de ces anti-héros. Si ces derniers sont constamment gagnés par le doute,  voués à un avenir incertain, ils ne remettent pas en cause, pour autant, l'authenticité des sentiments qui les habitent. Le rapport à l'autre, et plus encore, le rapport homme-femme souligne de façon récurrente que, si une rédemption est possible, elle ne peut avoir lieu que dans la sphère de l'intimité, voire dans l'échange amoureux.

shotaro, ishinomori, voyage de ryu, ryu, voyage, manga, portrait, interview, biographie, mangaka, traduction, histoire du japon, hokusai, musashi, cyborg, 009, glénat, science-fiction, sf, écologieUn tel constat, point de chute de la majorité des textes d'Ishinomori, se fait "ligne de conduite" dans la production des années 1960 et 1970, profondément influencée non seulement par la néo avant-garde tokyoïte, mais aussi par les mouvements d'émancipation sexuelle de l'époque. Présente tant au niveau des dialogues que dans les encadrés à caractère explicatif, cette démarche laisse également une trace reconnaissable sur le plan de la forme, notamment dans la représentation des couples, dont les ébats font l'objet d'une description exhaustive et mimétique, souvent en marge de la trame principale. Dans ces parenthèses, plus proches d'un univers pictural que de celui de la bande-dessinée proprement dite, la texture de l'image s'altère pour faire place aux gestes les plus sensuels. C'est le travail de cisellement qui émerge en filigrane, laissant transparaître l'individu derrière l'artiste, l'artisan derrière le maître.
 

Shôtarô Ishinomori, Le voyage de Ryu (série en 5 volumes)
Editions Glénat
10 € 55
Volumes I, II et III parus en février, mars et mai 2011


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