L`Intermède
Last days Gus van sant analyse critique séquences séquentielle michael pitt kurt cobain blake créateur créature cinéma étude sacréLa relation créateur / créature dans Last Days de Gus Van Sant

Last days de Gus Van Sant, réalisé en 2005, revisite plastiquement les derniers jours de Kurt Cobain, et clôt la trilogie entamée avec Elephant et Gerry, dans laquelle le cinéaste explore de façon sensorielle et émotionnelle la mort et l'errance. Ce film est un exemple précieux pour aborder le thème de la relation créateur/créature. Nous désignons ici ce rapport du cinéaste avec l'être qu'il aura choisi pour peupler son film, être qui devient finalement, le temps du tournage, sa "chose". Cette créature se situe entre monde réel et monde imaginaire, et n'est ni vraiment le personnage, ni l'acteur en lui-même. Elle est ce point de rencontre ambigu entre un personnage inventé par le cinéaste – ici inspiré de Kurt Cobain - et un interprète qui amène sa propre chair à l'histoire. Cet être dépendant de son "maître" - non loin de la servitude de la créature de Frankenstein envers son inventeur – est parfois malmené, promené de supplices en instants salvateurs, jusqu'à atteindre la rédemption finale. Si l'acteur Michael Pitt se transforme en créature, par glissement, le réalisateur Gus Van Sant incarne le créateur. Il est celui qui définit les règles du monde qu'il a créé, et qui tient entre ses mains le destin de ses créatures. Mais il ne s'agit pas, pour le cinéaste, d'adopter une posture de démiurge arrogant : une forme d'humilité ne lui fait jamais oublier que l'être qu'il met en scène appartient d'abord au monde avant d'être à sa disposition. 

Last days Gus van sant analyse critique séquences séquentielle michael pitt kurt cobain blake créateur créature cinéma étude sacréUne créature mise à l'épreuve 

Ouverture : la créature libre
 
Dès le premier plan du film, le rapport du cinéaste à Blake, créature en errance, ici noyée au milieu de la forêt, se dessine. Des chœurs d’église accompagnent ce plan d'ensemble où l'on ne distingue qu"une silhouette qui apparait et disparait à travers les arbres. Gus Van Sant présente sa créature au milieu de la création et se contente pour le moment de la regarder de loin. Elle ne lui appartient pas encore. La musique sacrée – qui reviendra à des moments clés du film - appuie sur la présence de celui que nous appellerons le Créateur (avec une majuscule). Sans pour autant parler de Dieu, nous l'assimilerons à un créateur divin supérieur au créateur réalisateur.

Les premiers plans laissent donc la créature libre de se promener selon son bon vouloir à travers la nature, avant d'être investie cinématographiquement. Blake marche, se baigne dans l'eau, observe la végétation, fait un feu et nous ne distinguons pas son visage. Il n'est encore qu'un être parmi tant d'autres, libre, avant d'être, plus tard, étouffé et emprisonné par le cadre. Comme un écho à la dernière scène du film, que nous étudierons, il s'agit d'un moment de retour à l'origine. Blake est une sorte d'Adam, se promenant dans le jardin d'Eden.
 
Last days Gus van sant analyse critique séquences séquentielle michael pitt kurt cobain blake créateur créature cinéma étude sacréUn être traqué 
Suite à cette scène d'ouverture, Blake revient à la maison (plan ci-dessus), c'est-à-dire dans le monde des vivants. Il est alors filmé de dos en plan rapproché taille, pour mieux marquer la transition entre nature et sphère sociale. La distance entre la caméra et Blake a donc varié. Cette fois c'est le créateur/ réalisateur qui a pris possession du récit. Après lui avoir laissé un peu de liberté au sein de grands espaces, le réalisateur est littéralement sur "le dos" de sa créature. Cependant, il ne la filme pas de face, ce qui, en serrant le cadre sur son visage, la priverait définitivement de toute liberté : il respecte une certaine pudeur en ne filmant pas le visage suffoquant de Blake, mais ne lui laisse pas pour autant le moindre répit en étant ainsi sur ses talons.

Ce faisant, Gus Van Sant nous montre la vulnérabilité de sa créature, qui n'est plus qu’un corps appesanti par sa propre existence. La proximité de la caméra donne une impression de sadisme, comme si un tortionnaire placé derrière donnait des coups de fouet à un être en lambeaux pour le faire avancer. Gus Van Sant épuise sa créature. Ses épaules sont basses et nous entendons qu'elle respire avec difficulté. Connaissant l'histoire de Kurt Cobain, nous savons que c'est un être détruit par toutes sortes d'abus. Cependant, Gus Van Sant ne montrera jamais la drogue dans ce film, il figure simplement son existence à travers ce corps fatigué de vivre. Nous verrons que la créature ne peut jamais se réfugier dans le système narratif, elle est toujours en rapport direct avec le réalisateur qui la force à être en action, et elle ne peut donc jamais s'extraire de ce rapport avec le Créateur.

Un corps mis à mal 
Blake est une créature mise à mal par le corps plus que par l'esprit. A ce stade de déchéance, il ne semble même plus pouvoir penser à cause des abus de drogue. Cette détérioration du corps est centrale, Blake est presque réduit à un corps animal sans force. Il creuse dans le jardin et s'effondre aussitôt sur une petite pente, il mange n'importe comment juste pour répondre à ses besoins primaires... Il se travestit en femme et reste étalé longuement sur le sol de la chLast days Gus van sant analyse critique séquences séquentielle michael pitt kurt cobain blake créateur créature cinéma étude sacréambre, ou encore il est incapable de communiquer avec le monde extérieur, comme le soulignent les rares scènes de dialogues avec d'autres personnages. Gus Van Sant met à mal le corps de Blake, montre son impossibilité à être. Le cinéaste épuise sa créature qui est déjà à bout de force et met ainsi en scène un corps en refus d'existence, en attente d’une libération.

Si Van Sant montre les faiblesses de sa créature, c’est aussi pour lui rendre toute sa beauté dans les instants de grâce. Il serait bien réducteur de voir cette relation créateur/créature comme un rapport sadomasochiste. Gus Van Sant fait souffrir Blake pour que la beauté qui est en lui contraste violemment avec cette image de corps à l'abandon lors d'instants sacrés.
 

La grâce retrouvée
 
Nous allons à présent analyser trois séquences où le rapport à la créature est mis en scène de façon singulière. La première instaure, pour la première fois, un rapport de proximité et d'intimité entre créateur et créature.
 
Une créature divine 
Jusqu'à présent, Gus Van Sant observe Blake sans poser un regard d'amour sur sa créature. Mais au bout de quarante minutes de film, après toutes les humiliations qu'elle s'est infligée, celle-ci vit un moment de grâce qui la sauve. Celle qui ne semblait être q''un corps en détériLast days Gus van sant analyse critique séquences séquentielle michael pitt kurt cobain blake créateur créature cinéma étude sacréoration devient capable de beauté. Elle est dans une pièce, assise, et écrit des paroles de chanson sur un petit carnet déjà bien utilisé. La caméra effectue un lent travelling circulaire autour d’elle, le tout dans une lumière qui sacralise l'atmosphère et de nouveau avec des sons de cloches d’église.

Ce que nous regardons est un instant qui se veut sacré. Un moment de création artistique – par essence divin - où la créature se détache du corps pour entrer en communion avec le Créateur. A cet instant, Van Sant admire cet être qui lui échappe. Blake appartient plus au monde qu'à lui-même, et le regard du Créateur se teinte d'amour et admiration. Le tournoiement effectué par la caméra est signe d'élévation, d'une sorte d'étourdissement spirituel. La créature n'est à cet instant ni morte, ni vivante. Elle est dans un entre-deux.
 
Nous passons en une seule scène du prosaïque au divin. Ce corps montré jusqu'alors comme tristement terrestre devient source de sacralité. Ce que l'on prenait pour du sadisme se révèle être de l'amour. Gus Van Sant essouffle sa créature, l'humilie passionnément, pour révéler plus violemment encore toute sa grâce et en faire un être sacré. Blake – double de Kurt Cobain -, reste un artiste avant d'être un corps détérioré. La beauté de la création artistique, et le dépassement du "moi" qu'elle induit, surpasse largement la matérialité du corps.

Last days Gus van sant analyse critique séquences séquentielle michael pitt kurt cobain blake créateur créature cinéma étude sacréUn regard de compassion 
Dans la deuxième séquence de notre analyse, le regard de Van Sant se charge de compassion. Depuis l'extérieur, la caméra filme la fenêtre donnant sur la pièce où se trouve Blake. Il est enfermé, emprisonné par l'architecture. La caméra s'éloigne de la fenêtre dans un très lent zoom arrière accompagné d'une musique puissante et mélancolique. Derrière les vitres, la créature bouge et touche avec agitation à tous les instruments, comme dévorée par ses démons intérieurs. Elle donne des coups frénétiques sur la batterie, gratte violemment la guitare électrique et pousse des hurlements à la mort. Gus Van Sant laisse de l'espace à Blake pour qu'il évacue sa souffrance loin des regards. Il lui offre enfin un moment d'intimité pour se décharger.

Explosion de la grâce 
Dans la troisième séquence, vers la fin du film, le caractère sacré de Blake lorsqu'il est lui-même dans l'acte de création est à nouveau souligné. Van Sant montre sa créature belle et lumineuse, sortant d'elle-même, se soustrayant de sa condition prisonnière en jouant de la musique et en entrant ainsi en union avec le Créateur. Le cinéaste est un spectateur muet qui donne juste la possibilité à Blake de retrouver sa dignité, avant le retour à la terre - la mort. S'opère alors comme une Last days Gus van sant analyse critique séquences séquentielle michael pitt kurt cobain blake créateur créature cinéma étude sacrépréparation au passage de la vie à la mort, se traduisant par une connexion métaphysique avec un ailleurs, d'autant plus que la chanson interprétée n'est autre que "Death to Birth" de Pagoda, le groupe de Michael Pitt. Blake (personnage) interprète une chanson de Michael Pitt (acteur), ce qui insiste sur cette relation ambigüe qui unit l'acteur au personnage. Ce morceau parle de rédemption : "Vous êtes avec moi, avec moi, isolé, isolé, isolé, je suis, Sois en deuil Préparez pour le long voyage isolé de la mort à la naissance C'est un long voyage solitaire de la mort à la naissance..." La mort imminente de Blake prend des allures de libération. Le chanteur est un mort parmi les vivants, aussi sa fin sera filmée comme une renaissance.Tout au long du film, Gus Van Sant accompagne donc sa créature vers la mort en alternant des moments violents et des scènes sacrées.
 
Libération de la créature
 
La mort de Blake, située à la presque fin du film, se déroule en plusieurs étapes et se situe d'un point de vue diégétique quelques heures avant le lever du jour. Nous allons voir que cet élément temporel est central.

L'aurore rédemptrice
La séquence débute avec Blake marchant de dos sur un sentier dans la forêt au tout début de l’aurore. Gus Van Sant filme Blake de la même façon qu'au début du long métrage, en le suivant de dos. Blake emprunte un sentier – symbolique de la linéarité de la vie - sur lequel il apparait en fond, signifiant qu'il approche de la fin. Il erre tel un vampire qui n'a plus sa place dans le monde des vivants et qui ne sait où aller. Les prémisses de l'aurore, dans lesquels baigne cette scène, marquent une rupture : ce passage progressif de la nuit en lumière est une métaphore en négatif de celui de la vie vers la mort.
 
Last days Gus van sant analyse critique séquences séquentielle michael pitt kurt cobain blake créateur créature cinéma étude sacréImpossibilité de vivre 
Blake est ensuite filmé de face en plan large et se résume uniquement à une silhouette, avant une dernière tentative, largement échouée, de renouement avec le monde extérieur dans un bar. Dans le plan ci-dessus, nous le voyons face à son interlocuteur avec une capuche qui cache totalement sa tête, lui donnant des allures de spectre. Ainsi, le créateur revient sur deux facteurs de la perdition de Blake : l’errance et la rupture sociale. Blake ne fait définitivement plus partie de ce monde, il vient de la nuit et des bois, il est en décalage avec l’univers des autres hommes. Cette créature ne peut plus communiquer et ne brille qu'en étant en contact avec la nature ou par la création artistique... Son salut ne se trouve plus dans le monde terrestre.

Père, fils et saint esprit : Créateur divin, cinéaste et créature 
Dans la dernière scène du film, Blake entre dans un petit cabanon et s'assoit sur le sol. Le réalisateur le filme en plan rapproché poitrine et de face (photo). C'est la première fois qu'il rapproche autant la caméra de sa créature sans aucun obstacle pour la dissimuler (cheveux, arbres, etc…). La lumière est dorée, douce et protectrice. La créature regarde très longuement en hauteur et nous entendons en bruits-off des tintements de cloches d'église. Ce plan est l'accompagnement doux et calme du créateur qui protège sa créature rappelée à l'origine. Le regard vers le haut est bien entendu un appel au hors champs qui matérialise la place du divin.
Last days Gus van sant analyse critique séquences séquentielle michael pitt kurt cobain blake créateur créature cinéma étude sacré
Gus Van Sant se place en second par rapport au divin. Il est celui qui prépare sa créature à la mort par la mise en scène, pour mieux la rendre au Créateur. Ce rapport n’est que respect, douceur et empathie. Le cinéaste choisit de ne pas résumer l'artiste à la prise de drogue. Nous savons par ailleurs que Kurt Cobain est décédé suite à une injection massive d'héroïne, ce que l'on peut décrire comme un suicide. Pourtant, nous ne verrons pas une seule seringue à l'écran. La drogue n'est pas centrale pour Gus Van Sant, elle n'est qu'un symptôme du mal être. Par respect pour sa créature, le cinéaste laisse donc la substance mortelle en dehors du récit.

Dans le dernier plan de la séquence (plan ci-dessus à droite), un jardinier découvre le corps inanimé de Blake. Dans ce plan, nous voyons le bras du jardinier en amorce sur la droite et l'âme de Blake – matérialisé par son corps nu en surimpression – quittant son enveloppe corporelle. L'esprit quitte la chair sous le regard du jardinier qui est la symbolique de Dieu, mais aussi du réalisateur. Celui qui s'occupe du jardin et donne naissance aux plantes symbolise le père de la création "L'Eternel Dieu planta un jardin vers l'Orient : L'Eden, le Pays des Délices. Il y plaça l'homme qu'il avait façonné. (…) L'Eternel Dieu fit pousser du sol toutes sortes d'arbres d'aspect agréable portant des fruits délicieux, et il mit l'arbre de la vie au milieu du jardin. "  (Genèse, Chapitre 2)
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Ainsi, les deux créateurs assistent au retour à l'origine d’une de leurs créatures, qui est nue comme l'enfant qui retourne au ventre de la mère ("Voyage solitaire de la mort à la naissance"). Le corps en surimpression grimpe jusqu'à disparaître de l'image et part de la terre pour aller vers le ciel. A l'orée des bois, les oiseaux chantent.

La caméra est en extérieur, et le reflet d'un œil se distingue au centre, qui occupe une proportion importante de l'image, marquant clairement la présence du créateur/réalisateur qui assiste à cette transformation. L'œil symbolise le regard du cinéaste sur le monde, il est son outil de travail, son moyen de création. Le tout se fait dans le calme et une fois le jour levé. La créature est morte à l'aurore ce qui appuie doublement sur ce passage d'un état à un autre. Cela insiste également sur l'immortalité de l'âme, car celui qui meurt au moment où la nuit cède la place au jour, meurt à un moment de transition, et ne sera, de ce fait, jamais vraiment mort. Le créateur a accompagné main dans la main sa créature vers sa fin qui n'a rien de funeste, il l'a voulu sacrée. Sa présence est identifiable via des motifs visibles comme le jardinier et l'œil. Ce dernier plan symbolise finalement la communion parfaite entre le créateur divin (le père), le créateur cinéaste (le fils), la créature (le saint-esprit) et la création (le monde).

Florence Rochat
le 24/10/09

Last days Gus van sant analyse critique séquences séquentielle michael pitt kurt cobain blake créateur créature cinéma étude sacré
Last days, drame américain de Gus Van Sant
Sorti le 13 mai 2005 en France
Avec Michael Pitt, Lukas Haas, Asia Argento...
1h37










Bande-annonce du film (V.O.)




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