L`Intermède
Schopenhauer "à la française"
Dans son nouveau recueil, les Petits Ecrits français de
Arthur Schopenhauer
petits écrits français Christian Sommer Kant Hegel Fichte Voltaire
philosophieSchopenhauer, Christian Sommer revient sur un aspect essentiel de l'écriture du philosophe allemand Arthur Schopenhauer (1788-1860) : l'auteur du Fondement de la morale (1840) parlait et écrivait le français, et ce dans un style classique et régulier, proche de celui d'un Voltaire ou d'un Chamfort. Mais était-il francophile pour autant ?
 
Au début du XIXe siècle, Arthur Schopenhauer n'est d'abord en Allemagne qu'un illustre inconnu. La rigueur conceptuelle de sa pensée, souvent pessimiste, rendant l’homme occidental à son état de nature, "métaphysique et animal", est mal perçue. Cependant, sa philosophie acquiert en français une résonance inédite, et le penseur semble métamorphosé dans la nouvelle édition de ses textes chez Rivages Poche. Son étonnante intelligence de la langue de Molière paraît même rompre avec la figure de l'Alceste misanthrope que l'Allemagne avait voulu blâmer. Moins systématiques, plus fins et peut-être plus complaisants, ces Petits Ecrits français s'opposent dans leur style au grand exposé théorique du Monde comme volonté et comme représentation. Dégagé de sa grammaire rigoureuse, Schopenhauer s'affranchit de l'allemand - langue philosophique par excellence - pour recouvrer en français sa pleine liberté d’expression.
 
Christian Sommer rappelle que le jeune Arthur est envoyé par son père, à l’âge de neuf ans, chez les Blémisaire, une famille de commerçants du Havre. Heinrich Floris Schopenhauer, qui souhaite former son fils au même métier que le sien, l'expédie depuis Hambourg sur un bateau à destination de la France, espérant qu'il parlera un jour mieux que lui-même la langue de la patrie voisine. Limpides par leur aisance formelle, les Petits Ecrits français sont substantiellement plus complexes. En choisissant de s’exprimer en français, Schopenhauer franchit une barrière linguistique, et contredit nécessairement le sentiment de francophobie propre à la culture de son siècle. Au XIXe siècle, la France des Napoléon et du Second Empire ne représentent plus, à l'évidence, un modèle de civilisation pour l'Allemagne qui cherche par ailleurs à s'unifier : "L’époque où un Leibniz écrivait une grande partie de son œuvre philosophique en français, souligne Christian Sommer, était révolue. Avec le déclin de l'influence de la culture française en Allemagne, et la constitution de l'allemand philosophique, Schopenhauer lui aussi, se tourne naturellement vers les ressources de la langue maternelle […]. Malgré ce tropisme partagé par plusieurs générations, le penseur polyglotte n’a jamais cédé au nationalisme philosophique".

Après le français, Schopenhauer se plongera dans l’apprentissage successif de sept langues, latines pour leur grande majorité, élargissant dans un même élan le champ de ses réflexions philosophiques. "Penseur polyglotte", Schopenhauer produit ainsi une œuvre inédite et se distingue de ses homologues compatriotes, tels Johann Gottlieb Fichte et Georg Wilhelm Freidrich Hegel, restés proches de l'orthodoxie kantienne. En assimilant tour à tour la pensée de Claude-Adrien Helvétius, de Sébastien-Roch Nicolas de Chamfort, de Voltaire ou de Denis Diderot, Schopenhauer tente finalement de réfuter la pensée des Kantiens qui accordent à la raison humaine sa pleine puissance législatrice quant à l'objet-monde.
 
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Hegel Fichte Voltaire  philosophieLa première partie, consacrée aux Réflexions françaises de Schopenhauer, présente ainsi l'engouement du philosophe pour l'esprit matérialiste des Français : "Ce jarret qui se tendait avec tant de force il y a mille ans, il a disparu. Mais pouvez-vous raisonnablement croire que la force qui le tendait ait été anéantie avec lui, et que celle qui maintenant tend le vôtre ait commencé à exister seulement à votre naissance ?" Une telle insistance sur l'univers scientifique de la matière ne peut pas remporter dans l'Allemagne idéaliste de Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling, Fichte et Hegel, le succès escompté. A contre-courant, Schopenhauer s'inspire donc de la philosophie française "éclairée", physique, morale et agnostique. A partir du naturalisme d'Helvétius jusqu'à l'évolutionnisme de Lamarck, le philosophe du Monde comme volonté et comme représentation va ainsi peu à peu approfondir une métaphysique biologique du "vouloir vivre".

Persiste la question de "ces hommes là", que Schopenhauer évoque dans sa lettre à Anthime : "Ta lettre à ma sœur, qu'elle m'a envoyée, m'a fait un plaisir inexprimable : c'est comme un doux son, venant du lointain, du beau pays de la bienheureuse enfance ! - je te jure que depuis trois ans, je guette [l]es nombreux voyageurs passant par Francfort, pour en retrouver un du Havre qui puisse me donner de tes nouvelles […]. Tu voudrais savoir l’histoire de ma vie et ses résultats. Il sera difficile de t'en donner une idée : car elle a roulé sur des objets qui sont étrangers à ta sphère, et je ne sais pas où commencer ; il y a vie ostensible et extérieure, et vie réelle, intérieure - Quoique tu ne sois pas homme de lettres, tu sauras sans doute que dans les sciences, il y a eu des hommes d'un haut mérite qui de leur vivant n’ont pas été reconnus pour tels […]. Je suis un de ces hommes-là". Schopenhauer désigne ici les "êtres d'exception", dont l'intelligence surplombe deux fois celle des hommes et du règne animal. Comment parler de ces philosophes, scientifiques, artistes, de ces génies éclaireurs et clairvoyants ? La question est bien pure rhétorique, le philosophe n’ayant jamais assez de modestie pour ne pas se considérer lui-même comme le premier des génies, allant jusqu'à parapher chacune de ses pensées françaises d'un superbe "Ego".

Si Schopenhauer réfléchit tant aux problèmes de la "gloire" et de la "pensée supérieure", c’est qu’il a le sentiment de détenir ce bien philosophique. Sa misanthropie n'exprime que cet épanchement de rancœur universelle à l'égard de qui n'est pas venu rechercher son estime : "Le fondement de toute gloire véritable, c'est l'estime sentie : mais la plupart des hommes ne sont capables d'estime sentie qu'envers ce qui leur ressemble, c'est-à-dire envers le médiocre. Donc la plupart des hommes n'auront, pour les ouvrages du génie, jamais qu'une estime sur parole. Celle-ci se fondant sur l'estime sentie d'un très petit nombre d’individus supérieurs capables d'apprécier les ouvrages du génie, nous voyons la raison de la lenteur de l'accroissement de la véritable gloire". (1820)  (1) Schopenhauer appartient à cette dynastie de "génies incompris" inventée par les Romantiques allemands à la veille du soulèvement des masses et du "printemps des peuples".

Etait-il réellement francophile, ou réagissait-il au réveil identitaire fort de sa Nation ? Dans une lettre du 10 décembre 1836, le philosophe prend des nouvelles de son demi-frère français, Anthime. Pourtant, les retrouvailles qui succèdent à la correspondance sont moins réjouissantes : vingt ans de silence ont en effet précédé cette reprise de contact, et Anthime, qui en est l'instigateur, s'en trouve déçu. Schopenhauer a changé, une métamorphose que ses lettres nostalgiques et amères laissaient présager : "Ma vie a été une étude continuelle qui est sa propre récompense, et je m'estime heureux d'avoir pu suivre […] ce penchant naturel, cette espèce d’instinct, qui me porte aux objets pour lesquels je suis fait et d’avoir toujours été maître de mon temps. […]". Rien n'atteste donc réellement de la constante affection de Schopenhauer pour la France. L'admiration qu'il porte à La Rochefoucauld ou Blaise Pascal, c'est-à-dire aux écrivains français les plus pessimistes, trahit en fait le même projet caché : Schopenhauer a vraisemblablement cherché dans l'Hexagone de quoi fédérer son pessimisme autour d’une théorie. Ses Petits Ecrits français reposent l'interrogation de Kant, celle de l'insociable sociabilité de l'homme philosophe : comment rester homme tout en devenant le philosophe qui prend l'Homme comme objet de réflexion ?
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Christian Sommer, s'intéressant aux Gloses françaises, recueille en dernier lieu une série d'annotations cocasses apportées par Schopenhauer à ses différents ouvrages de travail. Dans les marges du Système de l'Ethique selon les principes de la doctrine de la science de Fichte, le philosophe commente ainsi sans ambages : "Ce livre est un tissu singulier de démonstrations affectant une forme rigide et développées, détaillées, expliquées jusqu'au suprême degré de l’ennuyeux absolu." (2) Mais l'esprit de Schopenhauer se découvre aussi sous des atours plus "artistiques" : sur les travers de l'Encyclopédie des sciences philosophiques de Hegel (3), des têtes d’ânes censées représenter la figure du rival sont gribouillées rageusement, ici et là. Friedrich Nietzsche, l'un des premiers disciples de Schopenhauer en Allemagne, attribuera lui aussi ses bonnets hippiques quand l'ineptie des arguments ennemis ne vaut pas même l'utilité d'une réplique.

Mais si Schopenhauer est l'ennemi patent de Hegel et de Fichte, est-il pour autant l’ami notoire des littérateurs français ? C'est plus qu'incertain. Les marges de la Vie de Rancé se trouvent annotées de commentaires tout aussi gracieux, car le penseur s'y moque très clairement de la prétention lyrique de René de Chateaubriand, qui "[n’] est [qu’] un précieux-ridicule ! [Un] sot affecté, qui par vanité se moque du lecteur." (4) Ses colères truculentes ont au moins revivifié le rire espiègle de Voltaire en Allemagne. Cet auteur apprécié de Schopenhauer ne s'est-il pas gaussé dans Candide de la vanité des français et de la fatuité des allemands ? L'ironie de Schopenhauer mérite probablement ce détour par la langue française, quitte à subir le retour de ses moqueries, à l'instar de ces quelques mots d'Anthime, racontant dans son journal de voyage les retrouvailles à Francfort avec son ami philosophe : "C’est un petit homme à cheveux blanc [à] l’air bien vieux […] Il est d’un caractère tellement désagréable que nous nous sommes querellés assez sérieusement. Il professe, dit-il, la religion des Indous. C’est une originalité à ajouter à toutes les autres. Il passe pour fou et doit l’être en effet." (5)
 
Camille Legrand
Le 07/03/10

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Les Petits écrits français de Schopenhauer
, présentés par Christian Sommer

Rivages poches, Paris, décembre 2009.

Notes :
(1) Arthur Schopenhauer, Der handschriftliche Nachlass, III, Reisebuch [35], éd. A. Hübscher, Bd I-V, Francfort/M., W. Kramer, 1966-1975, p. 12.
(2) Fichte, Das System der Sittenlehre nach den Principien der Wissenschaftslehre, Gabler, Iéna/Leipzig, 1798, ext. Arthur Schopenhauer. Der Handschriftliche Nachlass, V, op. cit. note 1, p. 53.
(3) Hegel, Encyclopädie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse zum Gebrauch seiner Vorlesungen, 2e éd. Heidelberg, August Osswald, 1827, In-8, op. cit., p. 63.
(4) Chateaubriand, Vie de Rancé, tome I, II, Société typographique belge, Bruxelles, 1844, In-12, ibid, p. 207.
(5) Arthur Schopenhauer. Gespräche, éd.augmentée A. Hübscher, Fromann, Stuttgart, 1971, p. 15-16.





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Légendes:
Vignette et 1 : Arthur Schopenhauer
2 Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation I, Folio essais.
3 Annotations de Schopenhauer sur un texte d'Hegel, reproduite dans Petits Ecrits Français de Schopenhauer, réunis par Christian Sommer.
4 Arthur Schopenhauer, Petits Ecrits français, Rivages Poche.