L`Intermède
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À SA GAUCHE, LE TROTTOIR SE COURBE et glisse hors du champ. L’homme, lui, se tient droit comme un i ; il fixe l'horizon, les sourcils froncés. À sa droite, un panneau STOP fait écho à sa posture figée. Immobile, presque trop immobile. Comme s'il savait que, bientôt, il allait disparaître. Car dans les photographies de William Eggleston, le passage du noir et blanc à la couleur a aussi vu l'humain céder le pas aux objets, à l'inanimé. C'est à cette "caméra démocratique" que la fondation Henri Cartier-Bresson, à Paris, rend aujourd'hui hommage. L'exposition William Eggleston, william eggleston, photo, photographie, cliché, fondation, henri, cartier-bresson, couleur, noir et blanc, épreuve, photographe, artiste, USA, amérique, années 60, tennessee, missourifrom B&W to Color réunit près d’une centaine de tirages du photographe américain, comme autant de preuves de la radicalité de son regard vernaculaire.

Par Thibault Lafargue

"L'HOMME-PANNEAU" SE TROUVE PROPREMENT ENCADRÉ, à l’instar de ces regards fuyants qui composent l'exposition. Par l’agencement symétrique des photographies, les murs de la fondation Henri Cartier-Bresson semblent se répondre. La couleur est encore peu présente dans les clichés ; elle attend son heure. Le noir et blanc est donc à l’honneur, mettant en scène des instantanés : un homme qui marche, le pied pas tout à fait immobilisé ; un coffre de voiture dont l’ombre du phare figure un visage ; un homme vu de dos, le bras appuyé contre un bar. À bien y regarder, le plissement de son t-shirt rend sensible un mouvement encore inachevé. Puis il y a les à-côtés, ces bribes de quotidien arrachées au passé : briques de laits en rangs serrés, lampe perchée au plafond, confiserie surmontée de chantilly. L’industrie est là ; le capitalisme vient d’inonder la galerie. Marques déposées, logos, affiches publicitaires... Le tir photographique d’Eggleston n’épargne rien de la pulsation de cette ville changeante. L’humain en est un des acteurs, mais pas le seul. Parfois, il est exclu du cadre au profit d’une enseigne ou d’une roue de voiture chevillée au trottoir. Le point de vue des images s’adapte à ces variations expérimentales, tantôt en plongée, tantôt en rase-motte, le regard du chien étant sollicité tout autant que celui de la mouche. D’un trait, les conventions sont balayées. Comme le décrit Agnès Sire, commissaire d’exposition et directrice de la fondation Henri Cartier-Bresson, il s’agit d’"un monde vu de l’intérieur".


L’art du faux

william eggleston, photo, photographie, cliché, fondation, henri, cartier-bresson, couleur, noir et blanc, épreuve, photographe, artiste, USA, amérique, années 60, tennessee, missouriDÈS LES ANNÉES 1950, William Eggleston s’arme d’un Leica. Son champ d’action se cantonne à son environnement, le Memphis qui l’a vu naître en 1939. Il commence par immortaliser sa famille, ses amis, son entourage. Très vite, il confie au peintre Tom Young "ne pas aimer ce qui [l’]entoure". Un bon signe, selon ce dernier, qui l’encourage à poursuivre ses expérimentations. L’œil inséré dans le viseur de son appareil, Eggleston transforme ses objets photographiques, conférant à la trivialité une forme d’esthétique née de l’étrange.

À PREMIÈRE VUE, il peut donc paraître étonnant que, de tous les grands noms de la photographie, Eggleston donne celui de Henri Cartier-Bresson comme référence. "C’est la première fois que j’ai vu des photographies qui n’étaient pas purement frontales, comme celles de tout le monde", écrit le photographe, allant jusqu’à associer le travail de son maître à ceux des peintres Degas et Toulouse-Lautrec. Agnès Sire renchérit en précisant que l’exposition est née de la fascination de William Eggleston pour Cartier-Bresson. "En tant que directrice de la fondation, j’ai été interpellée par le nombre d’occurrences de Cartier-Bresson dans les écrits d’Eggleston", révèle-t-elle. "Ils me semblaient pourtant aux antipodes." L’exposition doit donc beaucoup à ce regard croisé sans pourtant avoir vocation à confronter les deux artistes. "Cela n’aurait aucun intérêt de les comparer", conclut la commissaire. 


CAR LÀ OÙ CARTIER-BRESSON court les pays en explorateur du réel, son appareil sous le bras, Eggleston, lui, se bâtit un univers de l’intime, ayant pour toile de fond le Tennessee des années 1960. "Je ne pouvais imaginer faire mieux que de parfaits faux Cartier-Bresson", déclare-t-il à ses débuts, reproduisant au mieux le style de son modèle. À force d’ingéniosité, de partis pris risqués, Eggleston parvient à asseoir son propre style en se faisant le témoin de l'Amérique de tous les jours, cadrant tour à tour un inconnu surpris au détour d’une ruelle, un chien à la langue tirée, une vieille dame qui passe son chemin. À mesure que ses clichés fusent, la présence de l’homme s’étiole. Bien des photographies sont habitées de la seule présence d’objets triviaux, Eggleston faisant sien le mot du plasticien Robert Rauschenberg : "Il n’y a pas de sujet pauvre." En pleine émergence du Pop Art et de la Factory d'Andy Warhol, William Eggleston réfute toute idée de hiérarchie, l’humain étant appelé à être supplanté par une décharge publicitaire.

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Un monde en pleine mutation

L'HOMME EST TOUJOURS AUSSI immobile, pétrifié dans le Missouri de 1967, condamné à rester de marbre aux côtés de ce même panneau STOP. L’épreuve en gélatino-argentique laisse apparaître un détail caractéristique d’Eggleston : le sujet n’est pas au milieu de l'image, il se trouve légèrement rebattu sur la droite. Cette ex-centricité, également présente chez Cartier-Bresson, rend compte d’un regard plus aigu, moins ciblé sur l’évidence. Il en va de même pour ce cliché mettant en scène un enfant, les mains dans les poches, adossé à une étagère de supérette. Le premier plan de l’image est vide, désert même. L’enfant est placé à gauche. Le centre y est délaissé par toute forme de vie.

L’HOMMAGE rendu par la fondation Henri Cartier-Bresson s’organise autour d’une pierre angulaire : le passage du noir et blanc à la couleur. Cette mutation artistique a influencé le travail du photographe plus directement qu’aucune autre par le passé. Sa fresque quotidienne se voit endosser une dimension inédite, la texture et l’atmosphère acide allant de pair. 
En ce sens, les années 1960-70 sont marquées par un déferlement de couleurs qui vont contribuer à façonner la "Eggleston touch". Dans cette explosion chromatique, l’homme en tant que matière plastique perd sa suprématie. Les clichés présentent des reflets flous, distordus du photographe lui-même, comme cette célèbre image où la ligne de mire est ajustée sur le visage de son épouse, assise au volant de sa voiture. Sur la carrosserie prise de profil, Eggleston est là sans être là, réduit à une silhouette bénigne. À mieux s’y pencher, nombre de clichés matérialisent l’homme de façon détournée, tantôt cadré à l’arrière-plan, tantôt avalé par une voiture. Eggleston sillonne les environs au volant de sa voiture ; il a physiquement disparu des photos. Seul le point de vue subjectif laisse supposer la présence humaine, parfois uniquement discernable dans un angle ou égarée dans une portion de rétroviseur. Les citadins pris sur le vif, capturés pour toujours dans l’imminence d’une fraction de seconde immuable, sont troqués contre des fragments de quotidien, parfois banals, souvent insignifiants.

"CE QU'IL Y AVAIT de nouveau à l’époque, c’étaient les centres commerciaux – et c’est ce que j’ai pris en photo", admet William Eggleston pour justifier ses clichés d’un genre nouveau, portés sur l’ordinaire. Ainsi redéfinit-il la géographie urbaine de son univers. La ville change ; elle est en train de muter. Les voitures de luxe apparaissent, les trottoirs s’amincissent et les routes s’agrandissent. L’homme est absorbé par ses propres créations. Eggleston, se voyant reprocher son manque d’humanité, rétorque : "Les objets dans les photos sont naturellement pleins de la présence de l’homme." Par ces mots, le photographe lève le voile sur l’étrangeté de ses clichés. Soudain, la bouteille de Coca-Cola, le lavabo, la télévision et l’ampoule deviennent des substituts d’individus, renforçant leur présence là où ils sont william eggleston, photo, photographie, cliché, fondation, henri, cartier-bresson, couleur, noir et blanc, épreuve, photographe, artiste, USA, amérique, années 60, tennessee, missouriinvisibles. Eggleston n’a jamais cessé de cadrer l’humain. Il injecte son essence dans chaque objet du quotidien, jouant sur des espaces fantomatiques qui sous-tendent l’existence d’un autre monde. Un monde de l’image enchâssée, de la publicité débridée, laquelle, en tant que reflet aliéné d’une époque, se révèle un formidable moyen d’expression artistique.



Transcender l’espace

L'HOMME-PANNEAU SE TIENT aux abords d’un virage. Derrière lui, la route se déploie ; dans le ciel, la vue est sans limite. L’homme a presque l’air égaré dans ce trop-plein d’espace. À l’instar de l’Estragon de Beckett, il attend. Cette notion d’ouverture conditionne un pan entier de l’œuvre d’Eggleston, que ce soit au travers de ses tirages couleurs ou en noir et blanc. Car l’étrangeté produite provient moins du sujet même que de son lien avec le décor. En ce sens, l’iconographie pop est sinon balayée, du moins retranchée au second plan. Ce qui importe est le vide, les étendues d’herbe, les places de parking désertées. L’homme perd sa primauté au profit d’un univers propice à l’excentricité, comme ce cliché de femme, tout de vert vêtue, plantée au milieu de la route. Les bras ballants, la tête légèrement inclinée de côté, elle toise le photographe. Elle non plus n’est pas centrée. L’espace est grand autour d’elle, d’où ce malaise qui transpire de l'image. Gus Van Sant n’est pas loin. De fait, il y a quelque chose de très cinématographique dans la composition du cadre d’Eggleston. Un regard en bais qui passerait pour un mouvement furtif de caméra, des gros plans qui s’apparenteraient à des inserts. La grammaire du Septième Art est là, en filigrane.

À L'ENTRÉE DE LA SALLE, une flèche indique le sens de la visite. Nombre d’entre elles se trouvent déjà prisonnières dans les clichés encadrés. Il suffit d’y faire attention, de remarquer ces pointes blanches peintes sur les trottoirs en noir et blanc, ou sur cet arbre, là, juste à droite, aux couleurs aiguës. Les images prennent le relai ; ce sont elles qui indiquent le chemin à suivre. Il faut maintenant embrasser la william eggleston, photo, photographie, cliché, fondation, henri, cartier-bresson, couleur, noir et blanc, épreuve, photographe, artiste, USA, amérique, années 60, tennessee, missourisalle d’un regard circulaire. En plus de la couleur et des motifs géométriques, l’espace s’impose à la vue. Le regard balaye la salle, finit par tomber sur un cliché. Et pas n'importe quelle image : celle de "l’homme-panneau", qui se tient toujours droit comme un i, à l’aplomb du trottoir. Le visiteur, qui déambulait dans la fondation Henri Cartier-Bresson, s'arrête un instant, au centre de la salle. Au milieu des flèches, le corps immobile, il est passé de l'autre côté. 

T.L.
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À Paris, le 7 octobre 2014

William Eggleston, From B&W to color
Jusqu'au 21 décembre 2014
Fondation Henri Cartier-Bresson
2 impasse Lebouis
75014 Paris

Mar-Dim : 13h-18h30 / Mer jusqu'à 20h30 / Sam 11h-18h45
Plein tarif : 7€ / Tarif réduit : 4€
/ Gratuit en nocturne le mercredi 18h30-20h30
Rens. : 01 56 80 27 00
 

 




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