L`Intermède

Newspeak : l'art contemporain dans tous ses états

Après le musée de l'Hermitage à Saint Petersbourg, c'est au tour de la fameuse Saatchi Gallery à Londres de dévoiler une sélection éclectique de la création contemporaine en Grande-Bretagne. Treize ans après l'exposition Sensation, qui avait marqué les débuts de grands noms de la scène artistique britannique, Charles Saatchi veut recréer l'événement avec
Newspeak : British Art Now, à voir jusqu'au 17 octobre.

Né à Bagdad, Charles Saatchi atterrit alors qu'il n'a que cinq ans à Londres, en 1947, fuyant les persécutions dont sont victimes les juifs en Irak. Alors qu'il étudie au London College of Communication, le jeune homme est déjà fasciné par l'accumulation d'objets divers, constituant des collections de bandes dessinées, magazines nudistes, juke-boxes ou jeux de cartes. C'est la réussite de son entreprise Saatchi & Saatchi (puis sa refondation en 1995 en M & C Saatchi), fondée avec son frère en 1970 et devenue la plus grande agence de communication mondiale dès la décennie suivante, qui permet à l'esthète d'étendre sa passion de collectionneur à Charles Saatchi, Saatchi Gallery, Londres, Newspeak, British Art, exposition, art contemporain, london, contemporary art, installations, sculpture, peinture, photographie, panorama, créationl'art. Il acquiert sa première œuvre en 1973 sous l'impulsion de sa femme, et inaugure sa propre galerie en 1985 pour montrer au public le fruit de ses quêtes. Mais sa notoriété actuelle, Charles Saatchi la doit moins à la générosité de son patronage qu'à un sens aïgu de la communication et des médias. L'exemple le plus frappant reste ce jour où, en 1988, il s'égare dans une bâtisse abandonnée à l'écart du centre ville londonien et découvre l'exposition Freeze, montée par quelques étudiants du Goldsmiths College of Art. Flairant le bon coup, le collectionneur prend ces jeunes artistes sous son aile. Dix ans plus tard, les "Young British Artists" (YBA) connaissent la gloire.

Nombreux sont les commentateurs qui se sont demandés début juin, à l'ouverture de Newspeak : British Art Now, si Saatchi tentait une nouvelle conquista artistique depuis son QG de Chelsea, après l'ouragan médiatique qui avait entouré Sensation en 1997. Interpellé par les oeuvres des jeunes étudiants exposées sur les quais de Londres à la fin des années 1980, Charles Saatchi a en effet acquis un nombre important de toiles, sculptures et installations des YBA en devenir - dont certaines de Damien Hirst - et a fortement participé à leur médiatisation. Son patronage culmine avec Sensation, une exposition qui regroupe les oeuvres majeures des YBA, d'abord accueillie par la Royal Academy of Art à l'automne 1997, puis par d'autres institutions de renom en Europe et aux Etats Unis, et qui a été précurseur du mouvement Cool Britannia formé autour de Tony Blair. Les points communs entre Sensation et Newspeak ne manquent pas, à commencer par le quasi-anonymat des sculpteurs, peintres, graphistes et photographes mis à l'honneur.

La matière du passé
Un seul nom sonne familier : Goshka Macuga, nommée au Turner Price en 2008.  Cette Polonaise, aujourd'hui basée à Berlin, a longtemps travaillé dans la capitale britannique. Présente dans l'une des douze salles de l'exposition avec deux installations - Library Table (2005) et Madame Blavatsky (2007) -, Macuga s'attarde sur l'art passé et la manière dont il est perçu à la lumière de conceptions actuelles souvent passagères. Sa première installation fait se rencontrer une démarche pouvant être taxée de scolaire et se prétendant objective (le bachotage en bibliothèque) et la revendication de sa subjectivité. Une large table recouverte de cuir - lui-même gravé de ce qui semble à première vue des gribouillis - aux allures de table de bibliothèque arbore des fausses monographies d'artistes qui ont inspirée Macuga : Francis Picabia, Andy Warhol, Marcel Duchamp. L'ensemble est placé sous des lampes dont les branches se dédoublent en référence à la multitude d'interprétations possibles. Non loin, Charles Saatchi, Saatchi Gallery, Londres, Newspeak, British Art, exposition, art contemporain, london, contemporary art, installations, sculpture, peinture, photographie, panorama, créationl'étonnante figure de Madame Blavatsky, dont les mains et le visage sculptés dans le bois rappellent les icônes orthodoxes, repose horizontalement sur le dossier de deux chaises à un mètre l'une de l'autre, comme en lévitation, raide comme un piquet. Aristocrate russe du XIXe siècle, Blavatsky faisait partie de la société théosophique qui fondait sa création artistique sur des pratiques occultes telles que le somnambulisme. Par le biais de son personnage grandeur nature, Goshka Macuga tente de transmettre le pouvoir d'inspiration que peut avoir l'au-delà.
 
Cette attention au passé, l'artiste polonaise la partage avec d'autres créateurs exposés : nombreux sont ceux qui jouent avec les différentes temporalités d'une idée, d'un courant de pensée, d'une esthétique. A rebours de la génération de Sensation, soucieuse de rompre avec la tradition, les idées conservatrices, les clichés et idées reçues, les artistes actuellement présentés à Chelsea préfèrent la continuité. La matière historique est particulièrement exploitée dans les tableaux de l'artiste d'origine suédoise Sigrid Holmwood : ce qui semble découler des toiles de Johannes Vermeer ou de son compatriote Vincent Van Gogh est en réalité le produit d'observations quotidiennes que Holmwood fait au sein de sa communauté qui s'efforce de reconstituer le plus authentiquement possible la vie au XVIe siècle, à l'époque des Tudors (1560-1603). Il ne s'agit pas tant de prétendre vivre dans le passé que de ré-apprendre à faire les choses, telles qu'elles se faisaient à l'époque, en évitant le plus possible de faire des compromis. Ainsi prépare-t-elle elle-même les couleurs criardes qui plongent ses toiles aux motifs traditionnels dans un bain fluorescent, écho aux panneaux publicitaires comme au mouvement hippie, dont le maître-mot était bien le retour à la nature et à la vie en petites communautés.

En vis-à-vis, les toiles de Ged Quinn se demandent si le passé peut réellement être révolu, achevé, telle une matière inerte. Au premier abord, True Peace will Prevail Under the Rule (2004) révèle une scène pastorale reprise du tableau de Le Lorrain peint en 1666 et représentant la rencontre entre Rachèle et Jacob dans l'Ancien Testament. Mais au cœur de la scène, sous une coupole de verre et irriguée de faisceaux colorés, trône la cité miniaturisée du Mont Carmel (Texas) qui abritait une communauté religieuse dissidente, détruite par le FBI en 1993. Comme pour les œuvres de Sigrid Holmwood, le charme surréaliste des peintures de Ged Quinn résulte d’un contraste éclatant entre la forme - un hommage aux maîtres classiques - et le fond - souvent fortement politisé.
 
Profil bas
Après les oeuvres jugées scabreuses de Sensation qui avaient scellé la renommée mondiale des YBA - au point que l'Australie avait refusé l'exposition sur son sol -, Newspeak semble adopter une posture plus discrète. Certes, la présence d'artistes comme Barry Reigate, dont les statues noires de Mickey sont transpercées dans les parties sensibles par des bâtons de néon lumineux fluorescent, témoignent du goût persistant qu'a Saatchi pour le Charles Saatchi, Saatchi Gallery, Londres, Newspeak, British Art, exposition, art contemporain, london, contemporary art, installations, sculpture, peinture, photographie, panorama, créationsensationnel, à la limite de la gratuité. Mais le recours à l'ostentatoire ne paraît plus de mise dans l'actuel contexte économique morose, et c'est comme si l'ingéniosité des créateurs s'en trouvait stimulée. Témoin, les sculptures en pâtes à sel de Jonathan Baldock  : le long du mur de gauche dans la galerie 11, une série de visages s'inspirent des bustes grecs antiques. Baldock recourt à la pâte à sel comme ersatz du marbre coûteux pour procéder à une métamorphose de ses bustes qui se parent de perruques, bijoux et diverses extravagances. Trop grandes pour son four, l'artiste sèche ses créations devant son radiateur avant de leur ajouter des couches successives d'ornementations confectionnées à l'aide de pâte à sel teinte de couleurs alimentaires. Ainsi, l'œuvre ne doit pas se juger exclusivement sous l'angle de la beauté du résultat, mais il faut également jouer avec les différentes perceptions de matérialité.

Plus loin, la modestie des travaux de Clunnie Reid se traduit par un recyclage systématique. Travaillant, retravaillant et reprenant une multitude d'images pour en faire des collages sophistiqués dévorant un pan de mur entier, Reid prend à bras le corps la société de consommation. Telle une boulimique, elle s'engouffre (dans) l'océan d'images produites au quotidien par les médias de masse, avant d'en vomir littéralement le résultat. L'instantané en devient à la fois sujet et médium : photographiant des affiches publicitaires, des magazines, internet... l'artiste londonienne altère ensuite ses images pour reprendre des clichés de ce processus. A force d'images dénaturées et de bouts de phrases inspirés de lieux communs ou de commentaires personnels, ses immenses panneaux de débris photographiques et verbaux aux titres évocateurs - Take No Photographs, Leave only Ripples (2009) et She Gets Even Happier (2008) - et visuellement engageants procèdent en réalité d'une dilution extrême de l'essence même d'une conscience pop, alimentée par un flux constant de sur-information.
 
L'ultime trait d'humilité reste le traditionnel coup de pinceau tel qu'il est exercé par Lynette Yiadom Boakye pour exprimer son affection pour les personnages d'origine africaine mis en scène dans les quatre tableaux accrochés dans la onzième galerie, peints entre 2003 et 2009. Partant, la peintre interroge ce qui est considéré comme approprié ou non dans certaines situations sociales. Grammy (2003), par exemple, montre un duo de divas drapées de robes du soir blanches et de perles qui habillent leur cour d'un scintillement crémeux. Pourtant, les deux dames arborent des traits repoussants, un sourire gras, peints à gros traits comme pour indiquer que l'origine de cette célébrité est peut-être suspecte et leur talent, une façade creuse. Les toiles de Boakye, qui couche ses impressions également sur le papier, se déploient telles les chapitres d'un roman. Dans Diplomacy II (2009), une armée de regards percent le spectateur de leur luisance blanchâtre qui se détache du fond sombre de costumes noirs et de personnages au teint hâlé. A chacun de décrypter l'intrigue diplomatique (artistique?) qui se trame sous ses yeux.
 
Asmara Klein, à Londres
Le 18/08/10

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Newspeak : British Art Now,
jusqu’au 17 octobre 2010
Saatchi Gallery
Duke of York's HQ King's Road
London SW3 4SQ
Tlj 10h – 18h
Entrée libre

Cet article fait partie du dossier /// LONDON CALLING ///









 
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Exposition : Emporte-moi, Sweep me off my feet au Mac/Val, jusqu`au 19 septembre 2010. Exposition : Dreamlands, au Centre Pompidou de Paris, jusqu`au 9 aout 2010.

Crédits et légendes photographiques :
Photo de la page d'accueil : Barry Reigate, Real Special Very Painting. Image courtesy of the Saatchi Gallery, London. © Barry Reigate, 2010
Photo 1 Alastair MacKinven, Et Sic In Infinitum. Image courtesy of the Saatchi Gallery, London. © Alastair MacKinven, 2010
Photo 2 Goshka Macuga, Madame Blavatsky. Image courtesy of the Saatchi Gallery, London. © Goshka Macuga, 2010
Photo 3 Steven Claydon, The Author of Mishap. Image courtesy of the Saatchi Gallery, London. © Steven Claydon, 2010
Photo 4 Littlewhitehead, It Happened in the Corner. Image courtesy of the Saatchi Gallery, London. © Littlewhitehead, 2010