L`Intermède
exposition, art contemporain, Mac/Val, musée national des beaux-arts de Québec, Emporte-moi, Sweep me off my feet, Frank Lamy, Amour, love, cur, larmes, miroir, Warhol, Abramovic, Pierre et GillesIn the mood for love
Vitry-sur-Seine, à la périphérie sud de Paris. C'est là, au Musée d'art contemporain du Val-de Marne (Mac/Val), que se tient une exposition des plus marquantes. Comme son titre ne l'indique pas de façon évidente, Emporte-moi / Sweep me off my feet fait référence à l'un des sentiments humains les mieux partagés : l'amour. En l'occurrence, l'amour dans l'art contemporain. Une quarantaine d'artistes ont été réunis à l’occasion de cette présentation française qui fait suite à une première exposition, au Québec. A la fois intime et universelle, Emporte-moi... fait la part belle à l'émotion. Au Mac/Val, la saison des amours dure jusqu'au 19 septembre.

Sur un mur, déplié façon accordéon, le chant XVII de L'Odyssée. Les mots qui composent le texte d'Homère ont été comme découpés, perforés, poinçonnés. Ne subsistent plus que les parcimonieuses, et pour tout dire, très rares références à Pénélope, l'épouse casanière d'Ulysse, décrite systématiquement comme "la plus sage des femmes". Epouse idéale, donc, mais totalement effacée, nous dit Anne Brégeaut, l'artiste qui signe cette œuvre datant de 2001. Juste en face, une sorte de boîte obscure - on en comptera dix au total - où est projetée, No man is an Island (2004), une vidéo du Danois Jesper Just. On y voit un groupe d'hommes dans un club dont l'entrée aurait été interdite aux femmes. Celles-ci ne sont pourtant pas absentes. Elles font partie du décor, oserait-on dire, puisqu'elles constituent le motif de tous les tableaux qui occupent les murs du lieu, dans un déluge de clichés entre poses lascives et regards torrides. Les hommes apparaissent figés, murés, pétrifiés jusqu'à ce que l'un d'eux, assis à une table, se lève et commence très solennellement à entonner I will be crying over you, la ballade de Roy Orbison,  bientôt repris par tous ses voisins. Un chœur d'hommes chantant et même pleurant sa peine dans la froideur d'un bar à la fois impersonnel et interlope…  Et pendant ce temps-là, à deux pas de l'écran, la très discrète Pénélope tisse et retisse sa tapisserie, dans une solitude proche de l'(ab)négation.

Frank Lamy jure qu'il n'a pas fait exprès de rapprocher ces deux œuvres. "Je n'y avais pas pensé", admet le co-commissaire de l'exposition qui voit là la preuve que "des choses se dégagent encore en dépit d'un accrochage volontairement conçu comme une structure en miroir avec rappels, correspondances, échos". Mais également basée sur l'émotion, ce qui explique sans doute que chaque visiteur puisse librement entrer en résonance avec les quatre-vingts œuvres retenues pour cette étape hexagonale, à sa manière unique et singulière, et échapper ainsi à tout déterminisme scénographique. Frank Lamy se défend d'ailleurs d'avoir voulu délivrer "un mode d'emploi sur ce que devrait être l’amour" : "On a voulu une exposition sentimentale, sans deuxième degré, sans ironie. Ce qui nous a intéressés, c'est la question du sentiment, de l'émotion pour comprendre le monde." L'amour comme métaphore de notre relation à l'autre, ce dont témoigne précisément l'affiche d'Emporte-moi : une photographie en noir et blanc du couple, à la ville comme à la scène, Marina Abramovic & Ulay, intitulée Rest Energy ("Repos énergie", 1980), un oxymore qui résume on ne peut mieux le propos puisqu'on voit les deux partenaires, l'un en face de l'autre, séparés par un arc, Ulay étant prêt (résolu ?) à tirer une flèche pointée sur le cœur de sa compagne qui le regarde droit dans les yeux ! Tension, défi, peur, confiance, force… Aux ailes de Cupidon, l'on peut autant se brûler que se ressourcer, suggère cette image qui annonce d’emblée que l'exposition ne s'encombrera pas de chabadabada, et sexposition, art contemporain, Mac/Val, musée national des beaux-arts de Québec, Emporte-moi, Sweep me off my feet, Frank Lamy, Amour, love, coeur, larmes, miroir, Warhol, Abramovic, Pierre et Gillesurtout que l'amour a peut-être moins à voir avec Narcisse – même s'il est présent à travers notamment le Casanova de Pierre et Gilles, se mirant dans un miroir - qu'avec ce moment de ravissement lié à la rencontre, avec "cet appétit fondamental et humain que l'autre nous fasse perdre pied", résume Frank Lamy.
 
A cet égard, le couloir central par lequel s'entame la visite ne dépare pas. A gauche, quatre minuscules œuvres-rébus (2006) d'Anne Brégeaut qui figurent les grandes étapes de la relation amoureuse. Par ordre d'apparition, Le slow, symbolisé par un disque en partie fondu, sur le modèle des montres molles de Dali, La déclaration soit trois lettres froissées, Les mots bleus quand la pièce montée - et surmontée d'un couple miniature - est ripolinée version azur, et enfin La dispute, avec tasse et assiette (où sont dessinés deux perroquets, deux inséparables !) cassées, recollées. L'artiste qui a choisi le mode ludique s'arrête finalement là où, en face sur le mur de gauche, le Néerlandais Bas Jan Ader (1946-1975) nous offre, dans une approche grave et douloureuse, une vidéo muette de trois minutes, I'm too sad to tell you (1971), le montrant en plan fixe pleurant, le visage défait, complètement submergé par son chagrin. Jeu sur les mots - fondre devant l'alter ego / fondre en larmes -, exploration des différents états amoureux et convocations de toutes les expressions artistiques de la vidéo à la récupération d'objets, de la photographie au dessin, de la sculpture à l'installation : tout est dit dans cette entrée en matière qui, en l'espace de trois pas, fait passer par toutes les couleurs du sentiment amoureux. Ce que rappelle aussitôt la première boîte noire placée sur ce parcours inaugural et dans laquelle clignote avec plus ou moins d'empressement et de luminosité le "cœur" de François-Xavier Courrèges. My Night (2008) évoque à travers ces palpitations électriques la vie du sentiment amoureux, depuis l'emballement jusqu'à l'extinction des feux. Jusqu’à cette mort qui, si elle est celle de la passion, renvoie le sujet à sa propre finitude. Comme si sans l'autre notre cœur ne battait finalement que d'un ventricule, à moitié. L'alter ego qui insuffle la vie, c'est également le thème de la performance filmée des Anglais Smith & Stewart, Mouth to mouth (1995). Lui est plongé dans une baignoire remplie d'eau, et elle lui fait du bouche à bouche pour lui permettre de rester en vie. A moins que ce ne soit là, une façon de rappeler que le couple, dans ce face à face imposé, c'est aussi la dépendance voire l’asphyxie.

Le couple, le cœur, l'énergie, les larmes, les lettres… mais aussi la dispute, le baiser - motif éminemment récurrent -, le sexe - à travers, entre autres, la vidéo de l'Anglaise K R Buxey, Requiem (2002), qui a filmé son orgasme sur l'air du Requiem inachevé de Fauré - et bien sûr la mythologie, avec les multiples références à Orphée et Eurydice, Héloïse et Abélard, Tristan et Iseult, Roméo et Juliette... Figures archétypales et légendaires de l'amour dans la culture occidentale qui, à ce titre, traversent exposition, art
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Amour, love, cur, larmes, miroir, Warhol, Abramovic, Pierre et Gillesl'histoire de l’art avec une constance qui ne se dément pas, comme si d'hier à aujourd'hui, la question amoureuse demeurait intacte tant dans sa dimension intime que politique. Ce que nous révèle "la" Pénélope d'Anne Brégeaut, évoquée plus haut. Les coupes effectuées par l'artiste nous ramenant finalement à la problématique de la place de la femme dans une société encore aujourd'hui largement dominée par les hommes. Ce dont témoignent les œuvres de Warhol et de Pierre et Gilles, quand ils mettent en scène des couples d'hommes. Mais quel que soit le support, tous les artistes expriment unanimement la difficulté d'aimer, entre tension et énergie, entre vie et mort - comme un écho à l'exposition Les Larmes d'Eros au musée Thyssen-Bornemisza à Madrid -, entre spirituel et sexuel, entre sacrifice et don. Toujours cette ambivalence entre quête infinie et nécessaire et peur de l'abandon ou de la perte…

L'expérience n’en est pas moins retentée sans cesse, ainsi que le montre la vidéo de Rebecca Bournigault. Dans Portraits Je t'aime (1999), l'artiste filme des personnes à qui elle a demandé de dire "Je t’aime" en fixant la caméra. Tous n'y parviendront pas, certains prendront jusqu'à neuf minutes pour lâcher ces trois petits mots, parmi les plus recherchés, mais aussi les moins aisés à dire. Et, bien sûr, pas un des protagonistes qui se répète. C'est à chaque fois unique. Ce qui, paradoxalement, confère à cette exposition une multiplicité et une variété d'approches, selon le vécu, la culture et même l'âge de chacun. Et ce n'est pas là le moindre des intérêts de cette déambulation amoureuse ouverte à tous les sens, dans toutes les acceptions du mot. Tant et si bien qu'à l'arrivée, le mystère reste entier. Le flacon du Belge Carsten Höller, Love Drug (PEA), et la goutte de sueur emprisonnée (Transpiration : Portrait olfactif, 1995) de la Tchèque Jana Sterbak viennent justement rappeler que même les neurobiologistes n'ont toujours pas réussi à percer le mécanisme de l'amour.
 
Elisabeth Bouvet
Le 15/08/10
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Emporte-moi/Sweep me off my feet
Jusqu'au 19 septembre 2010
Mac/Val
Place de la Libération
94400 Vitry-sur-Seine
Tlj (sf lun) : 12h-19h
Tarif plein :  5 €
Tarif réduit : 2,5 €
Gratuit pour les moins de 26 ans
Rens. : 01 43 91 64 20




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Crédits et légendes photographiques :
Photo de la page d'accueil : François-Xavier Courrèges, Another Paradise, 2005.Courtesy galerie Baumet Sultana, Paris et NoguerasBlanchard, Barcelone.
Photo 1 Felix Gonzalez-Torres, « Untitled » (Perfect Lovers), 1987-1990. © Photo Tom van Eynde. © The Felix Gonzalez-Torres Foundation. Courtesy Andrea Rosen Gallery, New York.
Photo 2 Smith/Stewart, Mouth to Mouth, 1995. © Smith/Stewart /DR.
Photo 4 Fiona Banner, Unbroken Heart, 2003. Courtesy Frith Street Gallery, Londres. © Photo Stephen White.
Photo 5 Hayley Newman, Crying Glasses (An Aid to Melancholia), 1998. Courtesy Matt’s Gallery, Londres. © Photo Casey Orr.