L`Intermède
Tu me fais tourner la tête
Par trois fois dès le couloir d'ouverture, puis à l'entrée de chaque salle, la longue chevelure de Shu Qi dans Millenium Mambo de Hou Hsiao Hsien (2001) vient happer le visiteur vers un tunnel sans fond, comme un écho qui rebondit sans cesse. De dos, ses cheveux noirs flottent dans un ralenti qui hypnotise comme le lapin blanc attire Alice. Le ton est donné : blondes, brunes,  cheveux courts, crépus, frisés, voilés, rasés, sacrifiés...  C'est le pouvoir de fascination qu'exerce la chevelure en vingt-quatre images par seconde qui est ici scruté. Métamorphosée par Pedro Almodovár en la réplique d'une Marilyn platine, l'Espagnole Pénélope Cruz trône sur l'affiche de l'exposition Brune, Blonde à la Cinémathèque française. Un regard suave et brûlant de brune sous des sourcils noirs qui ne laissent aucun doute sur le subterfuge : blonde ou brune, faut-il choisir ?
 
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Objet de fascination, de répulsion, d'inquiétude ou de désir incontrôlable, le cheveu est un prolongement sexuel qui n'a cessé d'intriguer les cinéastes, à l'instar de Luis Buñuel (Cet obscur objet du désir, 1977), Ingmar Bergman (Monika, 1953) ou encore Jean-Luc Godard (Le petit Soldat, 1963). Cette matière filandreuse qui naît dans le crâne pour mourir au bas des reins porte en elle un mystère éternel que tentent de percer extraits de films, couvertures de magazines, photographies, peintures et sculptures, rassemblés dans l'exposition de la Cinémathèque française. Cela fait vingt ans qu'Alain Bergala, commissaire de l'exposition et professeur de cinéma à la Fémis à l'université Paris III - Sorbonne Nouvelle, travaille sur ce thème atypique qu'est l'appropriation des cheveux de l'actrice par le réalisateur.

expo, exposition, brune, blonde, cinemathèque, cinémathèque française, brune blonde, alain bergala, cinéma, photographie, photographies, photo, photos, cheveu, cheveux, chevelure, david lynchPour François Truffaut, "c'était un élément de séduction presque trop fort. Souvent on trouve chez les cinéastes cette ambivalence à propos de la chevelure, qui est à la fois un attrait et quelque chose dont il faut se méfier", dira l'emblématique blonde Catherine Deneuve. Alfred Hitchcock, chef de file de ce "cinéma capillaire", semble désirer secrètement ses actrices et les posséder quelques instants en filmant leur nuque dévoilée par un chignon relevé, comme la coiffure en spirale de Kim Novak dans Vertigo (1958). James Stewart l'observe depuis un coin du musée, la caméra raccorde son regard à cette coiffe en escargot par un zoom évocateur. Ce trou sans fond reflète le dangereux pouvoir de la femme qui perd l'homme à force de susciter le désir. Car le cheveu manipulé, relevé, lâché est comme la promesse d'une nudité à venir et d'un sexe bientôt offert. Les images d'une campagne publicitaire dévoilent une Brigitte Bardot à la crinière sauvage et prédatrice. Sa masse blonde qu'elle tord dans tous les sens sous l'objectif complice est le reflet d'une séduction dominatrice. Cette toison est sexuelle, sa manipulation presque auto-érotique. Même principe pour Gilda de Charles Vidor (1946) où Rita Hayworth chante sur scène avec les apparats de femme fatale et presse sa chevelure gonflée entre ses doigts en même temps qu'elle exécute quelques pas de danse. Il y a dans le cheveu féminin une invitation à pénétrer l'intime, ou bien au contraire un refus. La chevelure peut être déployée, caressée sensuellement et avec douceur mais aussi jalousement préservée des regards dans une coiffe tirée. Se toucher les cheveux est aussi un moyen de se protéger du monde extérieur en créant une barrière avec l'autre.

expo, exposition, brune, blonde, cinemathèque, cinémathèque française, brune blonde, alain bergala, cinéma, photographie, photographies, photo, photos, cheveu, cheveux, chevelure, david lynchIncitation sexuelle ou pudeur, l'extrait projeté à plusieurs reprises de Belle de jour (Luis Buñuel,1966), où Catherine Deneuve incarne une bourgeoise qui se livre à la prostitution occasionnelle, est l'illustration parfaite de ce dilemme. Dans la scène projetée, elle a d'abord les cheveux tirés et semble embarrassée par le baiser qu'elle reçoit. Elle devra attendre de dénouer ses cheveux quelques minutes plus tard dans un geste rapide et désinvolte pour s'affirmer comme objet de séduction. La force évocatrice du cheveu va plus loin en Asie, où la nuque peut être assimilée au sexe féminin et en être son miroir : gracile et délicat. Les geishas avaient beau porter de longs et lourds kimonos qui recouvraient leur peau, leur nuque était offerte aux regards, une fente presque dessinée en leur milieu. Cette légère partie de chair découverte, à la peau fine, semble porter un pouvoir érotique encore plus fort que la poitrine où les fesses. La jeune geisha signifie d'ailleurs aux hommes qu'elle est prête à "donner" sa virginité en portant un chignon en pêche fendue où un petit tissu rouge scinde la coiffe. Les crocs de l'amant peuvent s'y refermer.

Si le cheveu éveille le désir, brunes et blondes jouent à un chassé croisé permanent, tantôt "mère", tantôt "putain". Témoin, en 1927, L'Aurore de Murnau. Une mère de famille au blond sage voit son mari fuir le lit conjugal une fois la nuit tombée pour retrouver son amante brune. Épouse chaste, elle refuse qu'on touche ses cheveux et les garde bien noués. Et triomphant enfin de sa rivale, elle lâchera sa chevelure. La blonde a longtemps incarné la parfaite femme dévouée, cocufiée par la faute de brunes redoutables. Ces têtes dorées, presque auréolées, étaient le reflet occidentale de la piété à l'image de la vierge Marie. Mais bientôt, un autre expo, exposition, brune, blonde, cinemathèque, cinémathèque française, brune blonde, alain bergala, cinéma, photographie, photographies, photo, photos, cheveu, cheveux, chevelure, david lynchpendant de la blonde biblique va prendre le dessus : Marie-Madeleine et Ève, qui incarnent la femme pècheresse. Les cheveux d'Ève sont lâchés et représentés comme des serpents prêts à mordre ceux qui approcheront de trop près. La blondeur devient synonyme de tentation et de luxure.

Au cinéma, le tournant s'opère dans les années 1930 avec La blonde platine de Frank Capra (1931) où Jean Harlow fabrique ce mythe de la blonde fatale. Veronika Lake ou Lana Turner arborent ce blond étincelant qui perdure durant des décennies comme marque de la féminité absolue. Marilyn Monroe consacrera la chevelure platine comme référence cinématographique et esthétique, comme le rappelle Alain Bergala : "Si je devais ne retenir qu'une blonde, ce serait Marilyn. C'est la dernière des stars. Après elle, il n'y en a plus de possible. Personne ne peut effacer son image." Avec l'essor des colorations, les femmes peuvent pleinement s'identifier à ces actrices pourtant irréelles, ce qui donne au mythe de l'ampleur. La blondeur parfaite tient de l'artifice et de l'insaisissable,à l'image du cinéma. "La blonde est une star qui capte la lumière, la brune est une actrice qui a un regard", tranche le commissaire. Finalement, les plus grandes blondes du cinéma sont des brunes converties. La blonde est volatile, elle est faite pour être regardée, alors que les cheveux de la brune encadrent son visage et lui donnent une personnalité visible à l'écran. Dans l'exposition, plusieurs couvertures de ELLE, des années 1960 à aujourd'hui, témoignent de ces évolutions : la blonde revient sans cesse sous les traits de Deneuve et Bardot, les brunes de la même époque ont un physique plus froid.

Cet déal de blondeur, imposé par la suprématie du cinéma hollywoodien, a longtemps exclu les minorités afro-américaine et latino. Il faut que le vent de la mondialisation souffle sur le septième Art pour que les brunes prennent leur revanche et s'imposent en canon de beauté. Elles sont métisse, latino, asiatique et, plus que brunes, ont le cheveu noir. Sur le continent africain, les femmes ont longtemps souffert des modèles occidentaux imposés par les occidentaux, ces canons figés ne laissant aucune place à leur beauté et la blondeur était un idéal inatteignable. Les années ont passé et le cheveu noir ne pâlit plus devant les coiffures lisses, comme on peut le voir dans  Bamako d'Abderrahmane Sissako (2006) où la superbe expo, exposition, brune, blonde, cinemathèque, cinémathèque française, brune blonde, alain bergala, cinéma, photographie, photographies, photo, photos, cheveu, cheveux, chevelure, david lynchAïssa Maïga chante, des larmes sur le visage. Les égéries de cosmétiques ne sont plus les Claudia Schiffer d'autrefois : elles ont les traits d'Eva Longoria, Gong Li, Freida Pinto, Kerry Washington ou Aishwarya Rai. Alain Bergala confirme : "Au cinéma, Woody Allen met bien Scarlett Johansson, descendante des blondes, face à une Pénélope Cruz au sang bouillant." Dans Vicky Cristina Barcelona (2008), la blonde pulpeuse a en effet tout de la descendante de Marylin, mais sa blondeur devient un symbole de sécurité, tandis que les mèches folles de Cruz virevoltent à chacun de ses mouvements et sont un miroir de son hyper-sexualité. Les rôles sont inversés : Ève est devenue brune.

Au moyen-orient, la portée symbolique se double d'une charge politique : la chevelure est voilée, soustraite au regard masculin. La féminité qu'elle véhicule est tabou, on camisole le cheveu sous d'épais tissus, comme en témoignent les instantanés de l'Iranien Shirin Nesrat. Le photographe y signe une représentation amputée de la féminité où la censure est détournée par le tatouage. Le cinéma appartient ici au peuple et le cheveu prend un sens premier, celui du droit à la liberté. Ce "coût" du cheveu se retrouve également Asie chez  un Kenji Mizoguchi, ou en Europe avec le Danois Carl Theodor Dreyer. Les dernières scènes  de La Passion de Jeanne d'Arc (1928), où l'héroïne se fait tondre, résonnent comme une amputation de féminité, une interdiction de rester femme. Les bruits de rasoir résonnent dans un écho violent, comme une mutilation.

Quatre-vingt ans plus tard, le court-métrage expo, exposition, brune, blonde, cinemathèque, cinémathèque française, brune blonde, alain bergala, cinéma, photographie, photographies, photo, photos, cheveu, cheveux, chevelure, david lynchNO d'Abbas Kiarostami, réalisé dans le cadre de l'exposition à la Cinémathèque française, travaille encore ce motif du sacrifice : le cinéaste iranien filme une petite Italienne à qui il propose de jouer dans un film, à condition qu'elle accepte de se faire raser le crâne. La fillette refuse, comme les autres enfants auxquels le cinéaste iranien propose le même marché. "Il y a ici, clairement, un message sur l'Iran et le symbole de liberté que représente la chevelure, confirme Alain Bergala. Avec ces petites filles, on ressent que les cheveux constituent l'identité". Et c'est bien d'un outil narratif travaillant la question de l'identité dont il est question chez certains cinéastes. Le plus illustre est certainement David Lynch, chez qui les rivales blonde et brune se transforment en doubles (Mulholland Drive, 2001) jusqu'à la confusion. De même, chez Pedro Almodovar, dans Etreintes brisées (2009), Pénélope Cruz devient tour à tour une autre femme à chaque nouvelle perruque qu'elle enfile devant un miroir. Le manège des coiffures est une façon de perdre le personnage, de brouiller les pistes, dessinant un nouveau visage à chaque fois que les mèches changent de couleur ou de forme. Sur un même visage se déploie un éventail de personnages, dont la densité éphémère n'a d'égal que la finesse d'un cheveu.
 
Florence Rochat
Le 21/10/10
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Brune Blonde
, jusqu'au 16 janvier 2011
Cinémathèque française
51 rue de Bercy
75012 Paris
Lun-sam : 12h-19h
Tarif plein : 8 €
Tarif réduit : 6,5 €
Moins de 18 ans : 4 €
Rens. : 01 71 19 33 33






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Crédits et légendes photos
Vignette sur la page d'accueil :
Photo 1 Belle de jour, Luis Buñuel, 1966 © StudioCanal
Photo 2 Gilda © 1946, renewed 1973 Columbia Pictures Industries, Inc. All Rights Reserved. Courtesy of Columbia Pictures
Photo 3 Dante Gabriel Rossetti, Bruna Brunelleschi, 1878 © Fitzwilliam Museum, University of Cambridge .
Photo 4 McDermott & McGough, I Lived For An Hour, 1967, 2008 © McDermott & McGough. Courtesy Jérôme de Noirmont, Paris.
Photo 5 The Naked Kiss, Samuel Fuller, 1964 © Wild Side Films
Photo 6 Mulholland Drive, David Lynch, 2001 © StudioCanal
Photo 7 Francesca Woodman, Untitled, New York, 1978-80 © Courtesy Marian Goodman Gallery, New York