L`Intermède
Sea, Bernard & sun
Jaune poussin d'une plage en juillet, brun chocolat de la peau d'une vacancière, vert émeraude d'un parcours de golf basque, azur uniforme d'un haut ciel de midi, indigo profond d'un firmament nocturne… Les couleurs à la gouache abondent et se répondent, vives, franches et lumineuses sur les murs de la Bibliothèque Nationale de France. Jusqu'au 28 novembre 2010, l'exposition consacrée à Bernard Villemot présente, avec une cinquantaine d'affiches et de croquis, une rétrospective bigarrée du dessinateur français (1911-1989) considéré comme le dernier grand nom de la publicité illustrée.

Paris, années soixante, un café sur les Grands Boulevards. Le soleil de juin inonde la terrasse aux parasols multicolores. Ses rayons jouent sur les rondeurs, vertes ou bistres, lisses ou grenues des bouteilles d'Orangina, de Perrier et de Cinzano. Les conversations fusent. C'est enfin le début des vacances : où partira-t-on ? La SNCF propose des billets pour les plages du Pays Basque. On pourrait se faire bronzer pendant des heures, avec un peu de crème solaire Bergasol. Air France fait rêver aux colonies africaines, mais il faudrait presque rafler le premier prix de la Loterie Nationale d'abord… quoique, la nouvelle Sécurité Sociale permet quand même bien des économies. Le mieux, c'est encore la voiture, vue l'essence qui ne coûte rien, et les autoroutes qui n'en finissent pas de se construire grâce aux emprunts du gouvernement. Mais au fond, pourquoi ne pas rester ? Avec un Frigidaire et un téléviseur Pathé-Marconi, on est si bien chez soi !

Cela ressemble à un croisement entre un livre d'Histoire de France, un film de gendarmes à Saint-Tropez, un grand magasin pendant les soldes et une bande dessinée géante. Où que l'œil se pose dans la petite salle d'exposition de la BnF, des images stylisées aux larges slogans désuets tentent de séduire à l'achat d'un produit qui n'existe plus aujourd'hui. Des histoires colorées jaillissent du mur, prennent vie un instant, et se mélangent. Les personnages sont vifs et souriants ; le plaisir et le soleil y sont omniprésents, grâce à une foule d'objets modernes ou relookés, utiles, indispensables, enthousiasmants et peu onéreux, comme l'énergie d'EDF, les escarpins Bally ou la colle forte Seccotine. Qu'elles fassent la promotion d'un emprunt public ou vantent les mérites d'un bien de consommation, les images de Bernard Villemot traduisent ainsi, en quelques traits, toute l'énergie et l'optimisme de la période des Trente Glorieuses - et, tout du moins, contribuent à entretenir dans les esprits de l'époque cette image de prospérité vaillante.

Aujourd'hui comme il y a quarante ans, le pouvoir évocateur de ces publicités tient, outre la fraîcheur des coloris, aux multiples détails de forme et de compositions ; ainsi la technologie est-elle fréquemment représentée sous des traits triomphants et rassurants. Une affiche gouvernementale pour l'équipement de la France montre, en gros plan sur fond azur, l'extrémité démesurée d'une robuste poutre métallique de chantier survolant un paysage semé d'usines. La modernité de l'entreprise EDF, récemment créée, prend l'apparence d'une gerbe de courants rouges, verts et or semblable à un bouquet de fleurs des champs. Les nouveaux appareils de confort domestique, comme le téléviseur ou le chauffe-eau électrique, sont dessinés avec leurs détails minutieux, au milieu de décors plus flous. Un Frigidaire blanc flotte ainsi devant la façade bistre d'un immeuble moderne, faite d'une série de rectangles jetés en diagonale, véhiculant l'idée que cet étrange objet est destiné à tous les urbains ("Frigidaire, le vrai, PARTOUT"). Le mouvement est privilégié. Ici, une foule rouge en marche vante l'importance du volontarisme et de la participation dans la reconstruction de la France sous le Gouvernement provisoire de 1946 ; là, des skieurs tracés en deux coups de crayons dévalent les sommets arrondis et cartoonesques des Alpes. La mode et l'extravagance, enfin, sont à l'honneur : une robe géométrique sur une publicité Orangina, des escarpins de couleurs vives sur une réclame pour Bally, ou encore un bronzage foncé sous des cheveux platines illustrant la crème solaire Bergasol.

Le trait est rapide, stylisé, sans angle droit. Les visages ne comprennent souvent qu'un œil et une bouche : tout ce qui n'est pas nécessaire à la lecture instantanée du message se trouve écarté. Par ce choix d'économie, Bernard Villemot reprend les techniques propres à l'affiche illustrée lancées par le premier graphiste du genre, Jules Chéret (1836-1932 ; actuellement exposé au musée des arts décoratifs, à Paris) à la Belle Epoque. L'inspiration vient de la tradition japonaise, répandue en France au terme du XIXe siècle, selon laquelle une idée prend tout son impact lorsque l'on écarte tout ce qui n'est pas strictement nécessaire à son appréhension. Si Jules Chéret aimait encore à suivre une mode romantique dans son dessin, avec une précision du trait et une représentation minutieuse de détails vestimentaires ou végétaux, ses successeurs les plus reconnus dans la production d'affiche - Toulouse-Lautrec, Cassandre, Leonetto Cappiello, et enfin Bernard Villemot - ont peu à peu marché vers une épure de la ligne permettant une image aérée, jugée plus percutante et mieux adaptée aux goûts modernes.

Cette simplicité apparente du tracé n'est pas pour autant le résultat d'un simple jet. Ainsi retrouve-t-on, dans l'exposition de la BnF, plusieurs séries d'esquisses préparatoires qui rendent compte des recherches de Villemot sur les différentes composantes de son image. Couleur, forme, taille et place des lettres y sont travaillées sans cesse, avant d'accéder à la version finale. Témoin, une commande de publicité pour l'apéritif à l'orange Picon qui a fait l'objet d'une dizaine d'essais. Sur les croquis au crayon et feutre, les cinq lettres orange du nom valsent d'un bord à l'autre du rectangle de papier noir, adoptant tour à tour l'horizontale et différents obliques ; des éléments apparaissent pour être aussitôt abandonnés : une bouteille de Picon, une autre de bière, une rondelle d'orange, un plateau de café... Certains essais portent des annotations : "Oui", "Non", "Lettres", "Places" ; d'autres arborent un quadrillage permettant de juger des proportions. Si les multiples essais paraissent viables, le résultat final frappe par son juste équilibre entre plein et vide, clair et foncé, et par sa capacité à raconter une histoire séduisante instantanée.

Toutefois, ce n'est peut-être pas tant dans cette recherche que dans l'usage discret mais omniprésent de la métaphore que pointent le talent et le style de Bernard Villemot, comme le montrent les annonces pour Perrier et Orangina. Une publicité pour l'eau pétillante représente ainsi une tête de femme sur fond corail dont la peau est bleue, un collier de perles autour du cou, ses lèvres peintes en vermillon, et sa chevelure flamboyante occupant les trois-quarts de l'image. Si la jeune femme semble ainsi illustrer le slogan : "Perrier, c'est fou", un détail trahit l'ensemble : en guise de lunettes, elle arbore une paire de bouteilles de Perrier - laissant voir deux yeux maquillés avec sophistication. L'objet est détourné pour s'intégrer au message. De même, les publicités pour Orangina utilisent le symbole, inventé par Villemot et encore employé aujourd'hui, de l’écorce d'orange en forme de O servant d'élément de décor : un parasol, une robe, un visage ou une boucle de cheveux. L'effet obtenu est moderne et quasi psychédélique, la spirale du zeste permettant un effet d'hypnose caricatural. Dans un autre registre, une affiche de prévention contre l'alcoolisme des adultes ("Lorsque les parents boivent, les enfants trinquent") représente un jeune garçon aux jambes torses et au visage douloureux, dont le corps est supporté par deux béquilles en forme de bouteilles de vin renversées. Ailleurs, la réclame pour un chauffe-eau électrique montre, sur fond noir, un homme de dos sous une douche d'étincelles figurées par des longs traits blancs et colorés ("Eau chaude électrique, eau chaude pas chère"). La grande majorité des affiches de Villemot témoignent ainsi d'un humour décalé aux contours subtils. "La patte de Bernard Villemot, c'est l’élégance et la séduction de la forme", résume Anne-Marie Sauvage, conservatrice à la BnF.

Toutes les affiches intègrent l'objet dans leurs figurations : l'heure n'est pas encore à la publicité conceptuelle ou orientée sur le mode de vie d'un segment de marché. Le produit prime encore, la chose est palpable. L'affiche elle-même est un objet, et souvent un sujet assez délicat. "Les formats et les couleurs posaient beaucoup de problèmes. Il ne voulait pas entendre parler de quadrichromie, explique Claude Lalande, dont l'imprimerie Lalande-Courbet eut un temps l'exclusivité du graphiste. Seule la lithographie permettait de rendre toute la puissance de ses couleurs." Mais dans les années 1970, la photographie en publicité prend le dessus et Bernard Villemot, qui n'apprécie guère les nouvelles techniques de marketing, se retire. Il faudra attendre le XXIe siècle pour que l'affiche illustrée devienne un fétiche de la mode vintage.

Claire Fallou
Le 13/10/10
 

La collection Villemot, jusqu'au 28 novembre 2010
Bibliothèque François-Mitterrand, Galerie des Donateurs
Quai François Mauriac, 75013 Paris
Mar-sam : 10h-19h
Dim : 13h-19h
Lun :14h-19h
Entrée libre
Rens. 01 53 79 59 59

D'autres articles de la Rubrique Pages

Colloque : La guerre dessinée, guerres et totalitarismes en bande dessinée. Cerisy, juin 2010. Exposition : Magnificent maps à la British Library, à Londres, jusqu`au 19 septembre 2010.