L`Intermède
Dossier : Le feu aux planches
(ou comment réussir une prestation live en quinze leçons)


On a beau vouloir établir un classement, difficile de définir les paramètres qui doivent se combiner pour faire d'un concert ou d'une prestation live un moment mémorable. Bêtement, à L'Intermède, nous avons commencé à établir une grille répertoriant différents facteurs (qualité du chant, occupation de la scène, lien avec le public, maîtrise de la musique, travail sur la scénographie...), avant de tomber dans une impasse. Impossible de comparer la prestation d'un Jacques Brel et celle d'une Lady GaGa (volontairement boycottée de ce dossier), d'une Nina Simone et d'une Madonna. Difficile de trouver un accord. Il faut donc aller piocher chez quinze artistes, et voir quelle leçon ils nous enseignent.

S'il ne devait rester qu'un critère, ce serait peut-être celui de la virtuosité. De l'étrange moment où, les yeux écarquillés et / ou humides, on bascule sur scène, à côté de la chanteuse, du chanteur, du groupe. On respire la foule, les planches, le cuivre des percussions, la corde des guitares. On se laisse transporter quelques instants, le temps se suspend. Rien de moins subjectif, de plus irrationnel. Cette sélection de quinze (et des poussières) prestations lives, à découvrir au fil des jours pendant deux semaines, est donc aussi partielle que partiale, brassant tous les styles, multipliant les goûts et les couleurs.

Ce qui ne l'empêche pas d'être la meilleure, bien sûr.
 
Dossier réalisé par Anaïs Tharaud & Johan Delors
Février-mars 2010

15. Nina Simone - Ne Me Quitte Pas
C'est l'heure du rappel. La grande Nina, le visage boursouflé de pleurs, les traits fatigués, laisse rouler son accent et ses fautes de français sur la chanson mythique de Jacques Brel, qu'elle lui dédie, mâchant et soufflant chaque syllabe, elle qui ne connaît rien d'autre à la langue de Molière que ces quelques strophes. Le dos cambré, le menton tremblant, elle habite chaque seconde au ralenti, avant de tirer sa révérence.
La leçon à retenir : on ne peut pas lutter contre Nina Simone.


14. Muse - Stockholm Syndrome
Trois petits Anglais, propre sur eux, costume cintré, l'air sage. A peine le temps de prendre une inspiration qu'ils propulsent leur son à la vitesse grand V, engouffrés dans leur spirale, prêts à tout casser, l'un saturant son micro, l'autre déchirant ce qui lui reste de baguettes sur ses caisses claires, le dernier enveloppant le tout d'une basse binaire sourde. Au-dessus des milliers de fans, des ballons géants qui répandent des pétales de rose auxquels se mêlent des confettis à l'infini, les courants d'air résonnent, les tuyaux injectent des bouffées de fumée, avant le bordel final. Et après, c'est le déluge.
La leçon à retenir : ne pas lâcher le morceau.
 


13. Peter Gabriel - Digging in the dirt
Alors que la batterie de Manu Katché et la basse de Tony Levin battent un tempo lancinant et hypnotique, derrière eux, sur un écran géant, apparaît le visage de Peter Gabriel déformé par la proximité de la caméra accrochée à un casque sur sa tête. Blair Witch Project bonjour. Regard halluciné, mouvements brusques, l'image agresse, dérange, fascine.
La leçon à retenir : ne pas avoir peur de faire peur.




12. Black Eyed Peas - I Gotta Feelling
Mmmh... Comment dire ? Un kilo de café mixé à quatre tablettes de Juvabien-juvamine devant une vidéo de Véronique & Davina ne donne pas autant la pêche.
La leçon à retenir : avoir les meilleurs fans du monde.




11. Jimi Hendrix - Fire
Veste à frange, bandeau dans les cheveux, le Guitar Hero psychédélique invite le public de Woodstock à plonger dans son délire électrique. Changements de rythmes, envolées soudaines, retombées maîtrisées... l'air de rien, les doigts glissent sur les cordes, la voix retentit. Et lorsque vient le moment du solo, les yeux se ferment et la bouche s'ouvre : Amen.
La leçon à retenir : être là, ici et maintenant.




10. Session Madonna - Vogue / Music Inferno / Hung Up / Nobody Knows Me
Trente ans que la prêtresse de la scène exécute ses chorégraphies réglées au millimètre, perfectionniste acharnée dont la moindre mèche de cheveux est soigneusement placée, dont les danseurs "défient la gravité" - selon ses propres dires -, dont les chorégraphies sont cultes - ah, le moulinet de Hung Up ; oh, la mini-macarena de Vogue -, dont les costumes sont créés par de grands couturiers... Jusqu'au Confessions Tour, apothéose de ses tournées, concert-fleuve halluciné où Madonna, sur la pente des cinquante printemps, se déhanche en body et talons aiguilles, avant de se trémousser sur un ghetto-blaster. Grandiose.
La leçon à retenir : arrêter d'être humain.










9. Sia - Soon We'll Be Found
La jambe droite bat la mesure, imperturbable ; la frange cache à peine les paupières entrouvertes ; seules les mains, peinturlurées de bleu et de rose, fendent le tableau blanc que les musiciens dressent autour de la robe noire de l'Australienne Sia. Mimant le langage des signes, la chanteuse renforce la tension contenue dans son chant âpre et chaud, qui semble se craqueler un instant, avant d'éclater au son du tambour imaginaire qu'elle frappe.
La leçon à retenir : ne pas laisser cicatriser certaines plaies.




8. Bobby McFerrin - Opportunity & Ave Maria
Bobby McFerrin, assis au milieu du public, joue de sa voix comme d'un instrument, oscillant entre les timbres et les octaves, se lançant dans un boeuf vocal solitaire. Ailleurs, le chanteur fait de chaque voix un instrument. Un micro suffit, et l'écho se prolonge dans le noir de la salle. L'homme-orchestre propose au public d’entonner l’Ave Maria de Gounod pendant qu’il interprètera le prélude de Bach. Rires. Et, deux minutes plus tard, alors que les doigts pressent le micro comme une flûte, le temps se suspend.
La leçon à retenir : oooh, si peu, si peu.






7. Justin Timberlake - What Goes Around... Comes Around
Il n'y a pas que la classe, la gouaille et les sourcils levés de Justin Timberlake qui font le travail. Ce qui tenait en trois pincements de cordes, quelques bois et un doux tempo dans la version sur galette devient, sur la scène du Madison Square de New York, une envolée orchestrale à plusieurs voix, oscillant entre le capharnaüm d'instruments et de hurlements de fans éclaboussé de couleurs, et quelques notes pianotées le sourire au coin des lèvres.
La leçon à retenir : faire classique n'est pas exclu, si c'est diablement efficace.




6. Rodrigo y Gabriela - Diablo Rojo
Un homme, une femme, deux chaises, deux guitares. Rodrigo et Gabriela se regardent et coordonnent l’avalanche démesurée de notes qui s’échappent des cordes de leur guitare et le rythme endiablé des paumes qui frappent le bois de l’instrument. Les mains dansent, les doigts virevoltent, les jugulaires battent à tout rompre dans une pulsation qui déborde des planches pour se répandre tel un frisson.
La leçon à retenir : dix doigts, c'est tout juste ce qu'il faut.




5. Jamiroquai - Bad Girls
Dérapages contrôlés sur une scène trempée, solos funky de musiciens survoltés, fans déchaînés cachés sous leurs capuches… sous une pluie battante, Jamiroquai, l’homme qui parvient à rester sexy même quand il porte une coiffe de chef indien, met le feu tout au long d’un cover survitaminé du classique de la diva disco Donna Summer.
La leçon à retenir : ne pas avoir peur de mouiller sa chemise.




4. Pink - Get This Party Started 
Deux heures qu'elle éructe sur scène en body, Pink n'a pas perdu un gramme de sa finesse. Jusqu'ici, tout va bien : les trois danseuses font leur numéro pendant que la blonde à crête aligne sagement deux couplets et un refrain. Puis le synthé et la basse de "Sweet dreams" d'Eurythmics prennent le dessus, alors que la chanteuse monte à plusieurs mètres au-dessus de la scène, allongée contre une danseuse, battant le rythme sur ses fesses. Un "final explosif", doux euphémisme.
La leçon à retenir : pas besoin d'attendre le retour dans les loges pour s'envoyer en l'air.




3. U2 - With Or Without You
Une salle pleine à craquer, un groupe mythique, une chanson de légende. Il faut bien cela pour un moment de communion unique, parfait équilibre entre intimité et flamboyance. Et le charisme de la rock star ne suffirait pas, sans un timing millimétré et juste ce qu'il faut de pyrotechnie, pour atteindre le nirvana.
La leçon à retenir : être ou ne pas être Bono, il faut se poser la question.




2. Camille - Home Is Where It Hurts
Un thème, deux variations, huit voix, un piano. Cinq octaves pour terrain de jeu. Les voix et les corps deviennent des instruments, les choeurs un orchestre, la chanteuse un chef. La répétition infernale se mue en transe, les inspirations et expirations se confondent avec le chant. 
La leçon à retenir : les invocations à la déesse Gaïa au cours des nuits d'ivresse printanière portent leurs fruits. Vous aussi, dansez nu(e) au bord d'une falaise avec des chiens mouillés.
 



1. Beyoncé - Get Me Bodied
Naviguer entre les décibels ? Facile. Descendre vingt-cinq marches en sautillant devant plusieurs milliers de personnes ? Rien d'inhabituel. Se cambrer sur talons aiguilles pour toucher le sol avec l'arrière-train ? D'un commun. Ne pas respirer pendant cinq minutes pour se déhancher plus vite qu'un clignement de paupière ? Banal. S'habiller en Maya l'abeille ? Même pas peur.
La leçon à retenir : le ridicule ne tue pas, au contraire.
 




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