L`Intermède
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UN ALASKA HABIT
É PAR deux millions de Juifs yiddishophones, réunis pour la plupart dans la ville de Sitka : tel est le décor planté par Michael Chabon dans son roman Le Club des policiers yiddish (Robert Laffont, 2009), récemment réédité en Poche suite à un succès considérable auprès du public comme de la critique. Cette sortie est l'occasion de découvrir un auteur à l'humour acerbe, aussi prolifique qu'indomptable.

Par Fleur Kuhn et Daniel Kennedy

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À LA SOURCE DE CETTE G
ÉOGRAPHIE réinventée dans une histoire alternative se trouve la rencontre de l'auteur avec un livre qui, à sa manière, est une forme d'uchronie. Car l'usage de son contenu présuppose l'existence d'un lieu dans lequel le yiddish serait une langue nationale et majoritaire. Ce livre, Say it in Yiddish, est un petit guide de conversation qui, depuis 1958, fournit aux voyageurs anglophones mille six cent onze phrases et mots essentiels pour demander une chambre double dans un hôtel ou s'orienter dans un aéroport. Seul bémol : depuis la publication de ce guide, personne n'a jamais eu l'occasion de voyager dans une compagnie aérienne où la manière la plus efficace de demander à l'hôtesse si un repas est prévu pendant le vol serait d'ânonner, dans un yiddish hésitant de touriste plein de bonne volonté : "Tsee GIT men EH-s’n in ah-eh-rawp-LAHN ?" Ce petit guide pratique qui, d'après le romancier américain, est le livre le plus triste qu'il possède, lui apparaît ainsi comme "un effort absolument vain de la part des auteurs, un geste d'espoir amer, d'adieu dans un rêve éveillé, une pulsion utopique qui tourne à la cruauté et à l'ironie".


Terre promise

À CETTE LANGUE SANS PATRIE, Michael Chabon a, dans Le Club des policiers yiddish, donné un territoire. Mais pourquoi, parmi tous les espaces géographiques possibles, avoir choisi l'Alaska ? Historiquement, ce choix ne se fonde pas sur la seule fantaisie de l'auteur. Un projet de ce genre avait bien été imaginé, peu après la Nuit de cristal, par le Secrétaire de l'Intérieur américain Harold Ickes – qui se proposait de faire de l'Alaska dépeuplé une terre de refuge pour les Juifs allemands soumis aux persécutions nazies. Mais ce projet avait rapidement été abandonné. Pour créer cette histoire alternative et faire de Sitka une ville peuplée par l'immigration juive, il a donc suffi à l'auteur d'apporter deux modifications au déroulement des événements historiques : d'une part, le projet imaginé par Ickes a été approuvé et une partie des Juifs d'Europe ont pu être sauvés de l'extermination par leur migration vers l'Alaska ; d'autre part, en 1948 les Israéliens ont perdu la guerre d'Indépendance et, par conséquent, le Congrès des Etats-Unis a accordé à la colonie juive de Sitka le statut provisoire de district fédéral, dont elle pourra jouir pendant soixante ans.

MAIS POUR RÉÉCRIRE l'Histoire à partir d'une amorce de projet avorté, Michael Chabon disposait d'autres possibilités : il aurait pu tout aussi bien situer son territoire yiddishophone à Madagascar ou en Ouganda, voire même imaginer un Etat d'Israël qui aurait choisi le yiddish pour langue nationale. S'il choisit l’Alaska, c’est d’abord parce qu'il s'agit d'un lieu plus "américain", plus proche de ce à quoi pourrait ressembler pour lui un monde où il aurait continué à parler la langue de ses grands-parents ; ensuite, parce que Sitka a autrefois été une colonie russe, ce qui, malgré les ruptures profondes que provoque le déplacement géographique et historique de la langue yiddish dans une grande ville moderne du continent américain, assure une forme de continuité symbolique avec le monde du shtetl ; enfin, parce que ce Sitka nocturne et glacé apparaît en soi comme un retournement ironique du mythe de la terre promise.



Fin du monde

SITKA N'EST PAS un véritable Etat juif, mais un lieu provisoire, un lieu de transit, où les Juifs sont menacés d'une expulsion imminente. L'intrigue se situe vraisemblablement en 2007, c’est-à-dire juste avant que le district de Sitka ne soit rétrocédé à l'Etat d’Alaska. L'inspecteur Meyer Landsman, héros misérable de cet étrange roman policier, a neuf semaines pour résoudre le meurtre qui a été commis à l'hôtel Zamenhof. Au terme de cette échéance, le "statut provisoire" de Sitka prendra fin et, avec lui, toute la vie menée sur ce territoire pendant soixante ans. Les affaires "en souffrance" de la brigade de police seront indistinctement liquidées, afin de rendre à l'Alaska une ville où ne subsistera plus aucune trace de la parenthèse juive. A travers la disparition de ce segment d'Histoire, c'est l’existence même de l'inspecteur de police qui se trouve niée. Celui-ci fait partie de la première génération née en Alaska qui ne connaît pas d'autre réalité que Sitka. Menacé de devoir quitter la ville, le "landsman" ("homme du pays") devient peu à peu un "luftmentsh" ("homme de l’air"), semblable en cela aux milliers de Juifs sans foyer et sans attaches qui peuplaient autrefois la zone de résidence juive de l'empire russe.

LA TERRE PROMISE de Sitka avec ses nuits interminables, son froid polaire et sa réalité chancelante, arbore des allures de désastre et de fin du monde. Elle ne peut apparaître que comme la parodie grinçante de ce monde idéal que les Juifs appellent rituellement de leurs vœux lorsque, selon l'expression de l’oncle de Landsman parodiant la formule consacrée qui pérennise le désir de retour à Jérusalem, ils se souhaitent de se retrouver "l’année prochaine au pays des dromadaires".

SITKA EST LE CONTRAIRE 
DE JÉRUSALEM : une fuite au nord plutôt qu'au sud, une transposition modernisée de ce territoire russe sur lequel se sont concentrés tant d'espoirs et de déceptions. Mais ce n'est que lorsqu'ils sont sur le point de perdre la terre si durement apprivoisée que les Juifs de Sitka commencent à percevoir l'ironie des mythes qu'ils ont construits autour d'elle. Ironie de l'hymne Nokh Amol qui promet "une fois encore" la délivrance et le renouveau portés par "le vent du golfe". Ironie des pyjamas d'enfants, imprimés de motifs d'ours polaires ou d'igloos, répétant l'imagerie du nord qui a bercé l'enfance de Landsman : "Des flocons, oui, les Juifs en ont trouvé ici, même si, grâce aux gaz à effet de serre, il y en a sensiblement moins que dans le temps. Mais pas d'ours polaires, pas d'igloos, pas de rennes. Juste un tas d'Indiens teigneux, du brouillard, de la pluie et un demi-siècle d'un sentiment d'incongruité si aigu, enfoui si profondément dans l'organisme des Juifs, qu'il affleure partout, même sur les pyjamas de leurs enfants".


Bout de la langue

SITKA EST LE CONTRAIRE DE JÉRUSALEM, mais aussi son double parodique, car dans cette uchronie alaskienne si loin de l'antique Terre sainte, on ne peut s'empêcher de voir le reflet des promesses qu'Israël n'a pas tenues. Désert glacé plutôt que terre aride, il s'agit néanmoins toujours d'une "nature sauvage et inaccessible" qui doit être conquise de haute lutte face à l'hostilité de la population autochtone. Les Juifs alaskiens de Sitka font les mêmes erreurs que ceux d'Israël et les "relations judéo-tinglit" apparaissent tout aussi problématiques que celles qui divisent Israéliens et Palestiniens depuis des décennies. Dans la description du morcellement de la carte, des attentats et des émeutes, des colonies grignotées autour du district de Sitka, on croit voir se répéter les enjeux du long conflit israélo-arabe : "Onze indigènes de l'Alaska avaient péri dans l'émeute qui avait suivi l'explosion d'une maison de prières construite par un groupe de Juifs sur un terrain litigieux. Dans ces îles, il existe des poches où la carte tracée par Harold Ickes hésite et reste muette, des parties de la frontière réduites à l'état de pointillés. Les trois quarts d'entre elles sont trop reculées ou accidentées pour être habitées, ou encore gelées ou inondées toute l'année. Mais, au fil des ans, certaines de ces taches hachurées, choisies, plates et tempérées, se sont révélées irrésistibles pour des millions de Juifs. Les Juifs cherchent un espace vivable. Dans les années 1970, quelques-uns, surtout des membres de petites sectes orthodoxes, sont passés à l'acte."

L'IDÉAL SE TROUVE DÉSORMAIS loin de toute religion et de toute politique, loin surtout de tout territoire, que celui-ci soit nordique ou aride. C'est dans un espace beaucoup plus symbolique – celui d'une cellule familiale recréée, celui d'une histoire enfin racontée – que Landsman finit par découvrir ce qui lui permet enfin de se projeter vers l'avenir : "il n'y a pas de Messie à Sitka. Landsman n'a pas d'autre foyer, pas d'autre futur, pas d'autre destin que Bina, son ex-femme. La terre qui leur a été promise, à elle et à lui, a seulement pour frontières les franges de leur dais de mariage, les coins écornés de leurs cartes d'adhérents à une confrérie internationale dont les membres transportent leur patrimoine dans une besace, et leur monde au bout de la langue".

HÔTEL ZAMENHOF, avenue Zhitlovski. La topographie imaginée de ce Sitka juif dit autant d'égarements historiques que d'espoirs déçus. Les noms du créateur de l'esperanto ou du fervent territorialiste hantent l'espace nordique comme les fantômes de ces idéaux désormais gelés dans l'éternel hiver alaskien. Dans l'Europe orientale des grands-parents de Michael Chabon, celle où ont également vécu Zamenhof et Zhitlovski, on croyait à la venue d'un Messie, d'abord religieux, puis politique. Dans le Sitka qu'il imagine, le Messie potentiel se fait assassiner, noyé dans le bruit et le mouvement de la grande ville. On continue certes à l'attendre mais il s'agit d'une attente amère, désespérée, non dénuée d'une certaine auto-ironie. Les Juifs alaskiens voient des sages barbus dans le miroitement de l'aurore boréale, répètent les prophéties prononcées par un poulet sur le point d'être égorgé. Sitka ne peut apporter que la félicité éphémère de la friture, des tourtes à la crème de banane et d'une bouteille de Slivovitz, satisfactions modestes des "Juifs loyaux de l'Alaska" qui ont depuis longtemps cessé d'être utopistes.

F.K. & D.K
Illustration Bartholomé Girard
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à Paris, le 09/02/2012

Le Club des policiers yiddish
de Michael Chabon
Robert Laffont, 2009

 
 



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