Toutefois l'onde et la mesure laissent les hommes de lettres insatisfaits. Un certain Johann Wolfgang von Goethe écrit dans sa Théorie des couleurs en 1810 : "Une couleur que personne ne regarde n'existe pas !" Deux siècles plus tard, les sciences humaines, et Michel Pastoureau avec elles, font leur cette conviction selon laquelle une couleur n'existe que pour autant qu'elle est perçue. Au-delà du pigment, de l'oeil ou du cerveau, la couleur est donc d'abord un fait de société, une palette de codes et de valeurs. En véritable archéologue, l'auteur exhume du nom des teintes l'écheveau technique et idéologique qui les gouverne. Echeveau tentaculaire ignoré de tous, ou presque. A de nombreux égards, Couleurs est donc une immersion en terre inconnue. Valladolid, Djakarta, Angkor Wat, Sardaigne, Chicago, Iles Lofoten de Norvège... Autant d'instants volés à ces contrées plus ou moins lointaines. Et par-dessus tout, autant de couleurs dont il est aisé de sentir qu'elles ne vont jamais sans saveur, sans parfum, ni sans musique ou température. Si beau soit-il, le vert flottant des traces lactescentes d'une aurore boréale dégage volontiers une odeur nauséabonde. Et ce jaune acidulé des panicules de maïs, si dépourvus d'aspérités que l'on croirait à des dragées, n'est-il pas un peu sucré ? Qu'il est bien froid aussi le bleu-gris de l'acier et de la houle de cette plate-forme pétrolifère sur laquelle souffle la mer.
transcendant, "c'est la lumière primordiale, l'origine du monde, le commencement des temps", écrit Pastoureau. Bien qu'au revers du symbole rivalisent la matière indécise et "l'écho du monde des morts". Du blanc du linceul au blanc du berceau, il n'y a qu'un blanc.
terre, jusque dans ses rides de lave pétrifiée d'Islande ou son basalte littoral gonflé d'embruns. Mais il accompagne aussi bien le satin funèbre de certaines cultures endeuillées. Devant la mort, l'humilité. "L'enfant terrible des couleurs", comme le surnomme Dominique Simonet, s'est particulièrement bien prêté à un certain nombre de vertus, sublimées par la Réforme protestante. Respectabilité, tempérance, le noir porté de l'austérité passe même dans les tranchées de l'autorité ; la robe des juges ou la tenue des arbitres viennent en témoigner.
Bleu. Plus consensuel, il est à consommer sans modération. En Europe du moins, où près de la moitié des citoyens le donnent pour leur couleur préférée. D'autres traditions lui réservent un traitement sensiblement différent. Rejeté ou méprisé en Asie, il est la couleur de la caste indienne la plus basse, les sudra (intouchables), celle du deuil de Turquie ou de la minorité chrétienne en terres d'Islam. Cette soif de classification n'est pas également partagée par toutes les sociétés. Et d'autant moins à l'endroit du bleu, dont l'histoire est celle du premier parvenu. Longtemps silencieux jusque dans le lexique latin où il ne trouve guère de'équivalent, le christianisme médiéval le pousse soudainement sur le devant de la scène. Dans le jeu hiérarchique des identités, Dieu devient lumière. "Et la lumière devient… bleue !", raconte Michel Pastoureau. La teinte s'offre alors une nouvelle vie. La grande absente, celle qui fut le plus boudée, envahit bientôt les cieux et les flots. Et elle le peut, si prégnante mais si apaisée dans ce dôme crépusculaire à Tokyo. Ou iodée, tirant sur le gris-vert dans cette station balnéaire désertée en hiver.
s'organise donc presque entièrement autour de ce qui change et ne dure pas, la chance et le jeu, comme dans un gazon bien rasé, discret tapis des tournois chics ; la jeunesse et l'espérance, dans le drapeau dont se couvrent les supporters mexicains. Jeunesse aussi trahie par son manque de maturité, jusque dans le fruit ou les épis de blé, dont les photographes aiment tant saisir la vulnérabilité.
l'explique de façon suffisamment probante. Ni les éléments qu'il évoque, ni sa fabrication : "On obtient le jaune avec des végétaux telle la gaude, une sorte de réséda qui est aussi stable en teinture qu'en peinture le sont les jaunes fabriqués à base de sulfures tel l'orpiment ; le safran (…) a les mêmes qualités : la teinture jaune tient bien, elle ne trahit pas son artisan", explique l'auteur à Dominique Simonet. 
