L`Intermède

Marc Chagall, le juif voyant
Il fallait bien cette "littérature qui embrasse un millier d'années", comme la qualifie Meyer Shapiro en 1956*, pour nourrir la vivacité de pinceau de Marc Chagall (1887-1985). D'une simple commande d'illustration de l'Ancien Testament en 1930, le peintre d'origine biélorusse produit une oeuvre aussi monumentale que personnelle, créant tour à tour gouaches, eaux-fortes, huiles sur toile et vitraux dans un mouvement ascendant vers la couleur et la lumière. Un parcours que le Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme, à Paris, retrace jusqu'au 5 juin avec l'exposition Chagall et la Bible.

Ce n'est pas un hasard si, dans le flot d'histoires dont regorge l'Ancien Testament, Marc Chagall figure à plusieurs reprises les prophètes. C'est que lui-même, à l'aide de ses pointes sèches et pinceaux, se voit en passeur, en porteur de la bonne parole, dans les années 1940, à une époque où l'Europe et le monde sont en sang. Laurence Sigal, commissaire de l'exposition et directrice du Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme (MAHJ), parle bien de "peinture de la déchirure" pour décrire ce geste personnel du peintre qui reprend à son compte certains épisodes de la Bible pour appeler à apaiser le présent ou, à défaut, à l'éclairer. Car il y a, chez Chagall le non-pratiquant, la conviction profonde que l'art est de nature à véhiculer la spiritualité, au-delà des religions. Aussi ne faut-il pas voir, dans son illustration de la Bible, une relecture communautariste du texte sacré. Au contraire : il y puise, vingt-cinq ans durant, ce qu'il conçoit comme une universalité. Il se représente lui-même dans plusieurs de ses toiles comme un prophète - L'Ange-peintre (1927-28) ou L'Ange à la Palette marc chagall, chagall, bible, illustration, illustrations, exposition, mahj, musée d`art et d`histoire du judasme, paris, biographie, peinture, tableau, toile, ancien testament, testament, couleur(1927-36) -, révélant des liens invisibles entre le passé et le présent, entre le mythe et l'Histoire. Ainsi La Traversée de la Mer rouge (1845-55) peut-elle être lue comme une représentation des massacres des juifs en Russie - les pogroms -, quand La Chute de l'ange (1923-34-47) symbolise rétrospectivement la Shoah. Le langage visuel devient le médium pour l'appel aux nations et à la conscience des peuples de cet homme qui, en 1963, réalise une gigantesque fenêtre pour l'ONU au titre sans équivoque : La Paix.

Intime et universel
Cette recherche frénétique d'humanisme est d'autant plus vive que Chagall est, lui, isolé. "Rares sont ses contemporains à n'avoir pas été pris du vertige du dépaysement en arrivant en France - ou en Allemagne -, venant de leurs terres natales d'Europe orientale, rappelle Laurence Sigal dans le catalogue de l'exposition. Tous se sont hâtés vers les paysages, les portraits et les natures mortes, peignant l'un en hommage à Rembrandt, l'autre en hommage à Courbet, oubliant leur naissance et cherchant à se fondre dans la république des artistes qui donnait sa couleur à Montparnasse dans les années 1920-1930." Ses "contemporains", se sont bien entendu les artistes juifs exilés qui, pour la plupart, délaissent l'art sacré. Alors que le peintre biélorusse creuse la veine figurative et narrative, eux s'essayent à une nouvelle abstraction. C'est peut-être plutôt du côté d'un Henri Matisse ou d'un Fernand Léger qu'il faut chercher des ramifications possibles avec le travail de Chagall. Lui qui, du reste, n'appartient à aucune chapelle, et s'imprègne autant du cubisme d'Albert Gleiszs et Jean Metzinger - voir Golgotha, 1912 - que de l'expressionnisme de Chaim Soutine, des artistes qu'il côtoie dans La Ruche, ce studio de bohême à la lisière de Paris, dès 1910. Il lorgne même vers l'impressionnisme et le fauvisme, délaissant les teintes sombres des toiles russes de ses premières années pour aller vers la couleur à son arrivée en France. Le tout forme une synthèse personnelle, une grammaire singulière, à l'image de cette Bible illustrée qu'il entame dès 1930 et qui montre combien "l'esprit de l'artiste, agile, bondit du texte à la légende, de l'interprétation savante à la tradition populaire".

Pour exécuter ce travail commandé par son ami et marchand d'art Ambroise Vollard, Marc Chagall s'appuie autant sur la traduction du texte par le pasteur Louis Segond que sur celle en yiddish du poète russe Yedoyesh. Et, ironie du sort, c'est la Bible de Genève, traduite au XVIIe siècle, qui sera l'écrin de ses eaux-fortes. Non seulement la démarche de Chagall n'est pas partisane, mais elle est même libertaire : le peintre introduit des éléments iconographiques souvent peu montrés, comme le corps supplicié de Jésus, voire intègre des sujets exogènes, dont certains font écho à l'Histoire - le Pentateuque devient un trésor que le peuple juif tente de sauver lors des persécutions : Villageois tenant la Torah, 1928 ; Rabbin à la Torah, vers 1930 - ou sont des résonnances à sa vie. "L'univers intime de l'artiste est, en effet, largement présent dans les toiles à caractère religieux et les éléments biographiques côtoient les acteurs de l'Histoire comme cette figure renversée de Lénine équilibriste apparue dans quelques peintures ou dessins", indique Maurice Fréruchet, directeur des musées nationaux du XXe siècle des Alpes-Maritimes, dans le catalogue de l'exposition. L'enseignement biblique reçu dans l'enfance, les souvenirs de sa jeunesse à Vitebsk et ceux de la vie du shtetl émergent, ça et là, dans des toiles qui représentent tour à tour Abraham et les trois anges, les Israëlites mangeant l'agneau de la Pâque ou encore Noé lâchant la colombe. L'histoire intime, l'Histoire des peuples et le texte sacré s'embrassent au bout du même pinceau.

Cet attachement à l'histoire et à la tradition juive, Chagall le ressent plus fort encore lors de son séjour en Palestine, en 1931. Invité par le maire de Tel-Aviv, Meir Dizengoff, il préside le comité artistique pour la création d'un musée national d'art juif. Il en repart avec toute une série d'huiles sur toiles - qu'il appelle "notes", pour en souligner la dimension documentaire. Le peintre est fasciné par les lieux bibliques, et reproduit aussi bien le Mur des lamentations que des vues de Safed ou le tombeau de Rachel. Aussi, lorsqu'il revient en France, il ne peut répondre au souhait de Vollard de faire illustrer l'Ancien et le Nouveau Testament, et privilégie les figures et scènes vétérotestamentaires seules. Il délaisse les représentations habituelles de la Bible au profit des Patriarches, des guerriers, des prophètes et des rois : Noé, Abraham, Isaac, Jacob, Joseph, Moïse et Josué ("les grands ancêtres fondateurs de la communauté juive, qui ont reçu de Dieu le Pacte d'Alliance et la Loi", écrit Shapiro) mais aussi Samson, David et Salomon ("ceux qui ont parachevé l'édification de la nation juive") ainsi qu'Elie, Isaïe, Jérémie et Ezéchiel ("les prophètes, dans leur intégrité et leur solitude, leurs visions de Dieu et leurs prédictions des malheurs et des consolations d'Israël"). Car si Chagall n'est pas un juif pratiquant, c'est "un juif qui sait d'où il vient", souligne Laurence Sigal. Et qui élabore, pendant un quart de siècle, un arbre généalogique à l'huile, à la gouache et à la pointe sèche dans les branches duquel tous les événements passés et présents, sacrés et païens, lyriques et prosaïques se fondent et se confondent.

Faire oeuvre
A la richesse des tableaux répond l'abondance de la production : quarante gouaches préparatoires, cent-cinq gravures, cent exemplaires de la Bible publiés sans texte contenant chacun toutes les gravures réhaussées de gouache à la main, sans compter la suite du Message biblique (achevée en 1966), exposée au musée dédié au peintre à Nice, ainsi que les vitraux qu'il réalise jusqu'à la fin de sa carrière pour divers lieux de culte... La Bible est plus qu'une "période" dans le parcours de Chagall : elle est l'oeuvre d'une vie, celle qui condense les motifs passés et ceux à venir, qui lie dans un même élan chèvres volant dans les cieux, Adam et Eve, chevaux ailés, amoureux enlacés et Jésus crucifié. Dès 1920, le peintre avait esquissé le projet d'un "livre des Prophètes". Et jusqu'à la fin de sa vie, il porte le message de paix qui se cristallise dans sa lecture en images de la Bible. "Ce monde de patriarches, de héros et de prophètes qui semble impliquer une représentation d'une grandeur solennelle n'exclut pas de la Bible de Chagall la somptuosité, l'érotisme, la joie, l'intimité familiale, le miraculeux et le fantastique, remarque Meyer Shapiro. Il y a peu de choses dans l'oeuvre picturale de Chagall qui ne se retrouve dans ses eaux-fortes de l'Ancien Testament, mais certaines ne pouvaient être mises à jour qu'avec le contexte de la Bible."

C'est que Chagall considère lui-même la Bible comme "la plus grande source de poésie de tous les temps", dans son discours d'inauguration du musée national du Message biblique de Nice, en 1973. Entendre poésie au sens de "lyrisme", mais aussi de "création" : elle est un champ de trouvailles visuelles inépuisable, dont la fécondité n'a d'égale que sa soif de peindre. Elle est le territoire fertile et abondant qui sied à son imagination débordante. Aussi, si les premières productions relèvent d'un travail d'illustration ("au début, il y a un va-et-vient très fort entre le texte et l'image", souligne Laurence Sigal), très vite, l'interprétation prend le dessus. La littéralité n'est plus de mise pour ce peintre qui "défait la géométrie pour retrouver la poésie" et qui "ne parle jamais de la Bible dans un langage religieux" : "Il mêle la poésie du rêve et la richesse de la réalité." Il accueille le texte sacré tel qu'en lui-même, au-delà de toute considération théologique, davantage comme une "épopée", pour reprendre le mot de Shapiro. Car "l'Ancien Testament traite de la totalité de l'existence, le profane comme le sacré, la famille, l'amour, l'exil, la patrie, la guerre, la puissance, l'Etat, l'esclavage et la liberté, le tout vu sous de multiples aspects", écrit-il : "Il y a là de la chronique, du mythe, de la morale, de la prophétie et du lyrisme pur."

Une entreprise idéale, donc, pour celui à qui Ambroise Vollard avait déjà confié l'illustration des Âmes mortes de Gogol (1923) et des Fables de La Fontaine (1927). Dans un monde qui semble avoir perdu le sens de Dieu, Chagall s'inscrit dans la tradition hassidique, qui veut que chaque être participe au sacré, y compris les créatures hybrides, les monstres et les animaux. Dans ce tohu-bohu permanent, l'artiste prend toutes les libertés vis-à-vis de l'espace pictural : points de fuite, perspective, lois de la pesanteur et échelles sont chamboulés. Les hommes ont des corps lourds, des mains larges, les traits grossiers. "Tout entier, ils sont 'gestes' ", résume Shapiro : "Toujours palpite dans son oeuvre comme un sentiment nouveau, une imagination marc chagall, chagall, bible, illustration, illustrations, exposition, mahj, musée d`art et d`histoire du judasme, paris, biographie, peinture, tableau, toile, ancien testament, testament, couleurnouvelle de la chair." Par contraste, les anges sont ceux par qui la grâce arrive, "des fantômes tourbillonnants et lumineux" qui se tordent dans tous les sens, allant et venant dans un ciel qui, à certains endroits, ne se distingue plus de la terre. Mais cette licence dans la composition, Chagall l'éprouve aussi, surtout, dans l'usage des couleurs. 

Rêve éveillé
Il n'est pas anodin que, pour réaliser les gravures commandées par Vollard, l'artiste ait d'abord peint quelque quarante gouaches préparatoires. Comme s'il avait besoin de passer par la couleur pour moduler, ensuite, les nuances de noir et de blanc dans ses eaux-fortes. Et déjà point, dans ces premières toiles, l'usage "à plein" des coloris : le bleu nuit qui entoure Noé contraste avec sa tunique rouge sang (Noé reçoit l'ordre de construire l'arche, 1931), tandis que le vert du vêtement d'Abraham pleurant Sara découpe l'espace pastel alentour. Mais les teintes sont douces et réalistes. Ce qui n'est plus le cas quand, plus de dix-mille fois, Chagall reprend le pinceau pour réhausser chaque gravure d'un peu de gouache : une traînée de bleu vif répandue sur une poule, une larme de vert tombée sur un mouton, des ailes d'ange trempées de jaune, bleu, vert et orange, ou la robe tâchetée de rouge de Marie, la soeur de Moïse, sont autant d'excès chromatiques qui viennent, ponctuellement mais non sans force, briser la cohérence narrative. Les couleurs n'ont pas de signification particulière, chez Chagall : elles n'existent que pour elles-mêmes. Elles sont une force motrice, créatrice, de vie. Une barbe peut être violette à un endroit et bleue à un autre : l'important est que la couleur prenne, encore et toujours, le dessus. 

Et c'est ainsi que, progressivement, dans l'espace de l'exposition, elle se fait de plus en plus présente, dans toute sa densité. Elle est aussi franche que nuancée, aussi présente que délicate. La plupart du temps, une teinte domine le tableau, se déployant dans de multiples tons. Il faut voir ce rabbin accoudé à une table qui va, dans un même plan, du soufre à l'or en passant par le miel, l'orpiment ou l'ocre (Le Rabbin, 1912). Dans Obsession (1943), un Jésus crucifié en vert et allongé par terre baigne dans un mélange de rouge garance, bourgogne, cerise, vermillon et amarante. De même pour Le Songe de Jacob (1956-57), dont la déflagration de vert fait virevolter l'absinthe, le vert mousse, le lichen, le vert jade ou celui, bouteille, autour du prophète endormi. Et aux côtés du buisson ardent, Moïse flotte dans un mélange de bleu sarcelle, pétrole, paon et charron (Moïse devant le Buisson ardent, 1960-66). 

La couleur est plus qu'une ornementation : elle structure l'espace, elle devient la matière même de ce rêve éveillé que Chagall peint d'un tableau à un autre. Elle est ce qui différencie les éléments autant que ce qui les lie. Et elle est d'autant plus structurante qu'elle est arbitraire : les ailes de L'Ange à la palette (1927-36) passent du jaune blé au rouge écarlate en passant par un vert bouteille, le tout sur fond bleu nuit ; Jésus crucifié devient jaune au-dessus d'une foule sombre que quelques coups de pinceau indigo, améthiste et violet animent (L'Exode, 1952-66). Tous les degrés d'intensité d'une même couleur sont convoqués sur un seul plan : orange mandarine ou abricot (le vitrail La Tribu de Joseph), rouge d'aniline ou corail (La Chute de l'ange, 1923-24-47), bleu cobalt ou turquin (le vitral La Tribu de Ruben)... Les mélanges et les contrastes semblent infinis. C'est peut-être ce qui fait que Marc Chagall, dès la fin des années 1950, se tourne de plus en plus vers la réalisation de vitraux, faisant jaillir ses couleurs dans des lieux de culte en Allemagne, aux Etats-Unis, en Suisse ou à Jérusalem. Partout où il peut, avec la lumière, ce prophète "imbu du sens le plus aigu de l'existence", selon Meyer Shapiro, laisse s'échapper les reflets irisés des scènes bibliques pour bercer le monde.
 
Bartholomé Girard
Le 04/05/11
 


marc chagall, chagall, bible, illustration, illustrations, exposition, mahj, musée d`art et d`histoire du judasme, paris, biographie, peinture, tableau, toile, ancien testament, testament, couleur
Chagall et la Bible, jusqu'au 5 juin 2011
Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme
Hôtel de Saint-Aignan
71, rue du Temple
75003 Paris
Tlj (sf sam) 10h-18h
Nocturne le mercredi (21h)
Tarif plein : 7 €
Tarif réduit : 4,5 €
Rens. : 01 53 01 86 60

*Traduit par J. Laganne, Verve, vol. VIII, n°33-34, Paris, Tériade, 1956

Cet article fait partie du Dossier couleurs




D'autres articles de la rubrique Toiles

Exposition : Lyonel Feininger au Kulturforum, à Berlin, jusqu`au 15 mai 2011. Exposition : Odilon Redon, Prince du rêve au Grand Palais, à Paris, jusqu`au 20 juin 2011.

Crédits et légendes images
Vignette sur la page d'accueil & 2 : La Chute de l'ange, 1923-34-47, Huile sur toile © ADAGP, Paris 2011
Image 1 Bible, Eaux-fortes originales de Marc Chagall, Paris, Tériade, 1956. Pl. 77 : Songe de Salomon. Eau-forte, pointe sèche et réhauts de gouache © ADAGP, Paris 2011
Image 3 Affiche de l'exposition Chagall et la Bible, au MAJH - Mars-juin 2011