L`Intermède
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IL AURA FALLU PLUS DE DEUX DÉCENNIES au cinéma pour faire son chemin dans la classification des arts, revue et corrigée par Riccioto Canudo en 1922, lorsqu’il fonde la Gazette des sept arts. Si la télévision et la radio ne se disputent guère le qualificatif de huitième art, la bande dessinée est devenue le neuvième sous la plume de Claude Beylie en 1964, donnant l'impression d'une classification enfin complète. Mais c'était sans compter sur l’arrivée du jeu vidéo dans les années 1970, et qui aura traversé quatre décennies avant d'être classé "Dixième Art". Interactif et ludique, c’est sur ce "petit" dernier que se reportent encore tous les doutes, tous les maux imaginaires. Un statut encore fragile qu'interroge le second épisode de la série documentaire CULTE !. Intitulé "Jeux vidéo : Le Dixième art", l'épisode diffusé ce jeudi 25 septembre sur France 5 vise à entériner la position prédominante de l’industrie vidéoludique dans les arts comme dans le secteur du divertissement.

Par Florent Favard


LA SÉRIE CULTE ! ANALYSE la culture populaire en partant d’une production, d’une œuvre emblématique, pour ouvrir le propos sur toute une industrie culturelle. Rien d’étonnant, donc, à ce que l’épisode consacré aux jeux vidéo retrace près de cinquante ans d’Histoire en prenant pour point focal le personnage de Mario, le plombier moustachu à la casquette rouge, héros de nombreux jeux créés par l’éditeur japonais Nintendo. Super Mario Bros. (1985) est ainsi perçu comme le messie du jeu vidéo, sauvant un secteur en proie au krach de 1983 – notamment aux États-Unis. Le documentaire évoque ainsi les raisons multiples de cette chute qui a failli tuer le jeu vidéo dans l’œuf : une très grande popularité et une surproduction désastreuse ; puis la concurrence des ordinateurs personnels, devenus abordables, et des magnétoscopes, qui occupent tous deux la même niche technologique que les premières consoles de jeu. La domination de Nintendo apparaît alors dans le documentaire comme logique, unilatérale et définitive ; les success story de Gunpei Yokoi, ingénieur et créateur, entre autres, du Game Boy, et de Shigeru Miyamoto, dessinateur industriel et future icône de Nintendo, conditionnent l’expansion de la firme kyotoïte. La comparaison – assez juste – entre Mario et Mickey, entre Nintendo et Disney, ferait presque oublier que la firme n’occupe pas aujourd’hui une position hégémonique.

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La "guerre des consoles"

CE DONT "JEUX VIDÉO : LE DIXIÈME ART", ne parle pas – format 52’ oblige, l’épisode se doit d’être concis –, ce sont les conséquences à long-terme du krach, qui va miner les efforts d’éditeurs concurrents : la firme californienne Atari cesse de fabriquer des consoles en 1996, le japonais Sega tient la barre jusqu’en 2001. Tous deux se reconvertissent exclusivement dans la création et l’édition de jeux, tandis que de nouveaux acteurs arrivent sur le marché : Sony, en 1994, avec la PlayStation, puis Microsoft, en 2001, avec la Xbox. La "guerre des consoles", bataille technologique et publicitaire, est à mettre en perspective face aux performances toujours plus élevées des ordinateurs personnels.

NOUVELLE COURSE À LA LUNE, cette concurrence pousse à l’innovation, une qualité que Nintendo a toujours su mettre en avant, tout en s’adressant à un large public. Sony et Microsoft visent plutôt les gamers – sous-entendu, des joueur-se-s accompli-e-s, qui préfèrent la puissance technologique à l’accessibilité grand public. Si la guerre des consoles reste un tableau vaste et complexe, il est nécessaire de s’interroger sur son influence dans la constitution de l’identité des joueur-se-s, longtemps bloquée dans une dichotomie élitiste entre gamers et casuals – celles et ceux qui ne jouent qu’occasionnellement, à des jeux ne demandant pas un grand investissement. Cette distinction, processus de légitimation au cœur même d’un art en quête de reconnaissance, a perdu aujourd’hui toute crédibilité, si elle en a jamais eue. La diversité des usages et pratiques du jeu vidéo offre un panorama plus étendu, plus varié. Les jeux vidéo proposent de nombreux types de gameplay (de jouabilité), avec divers degrés d’investissement (en temps, en concentration, en réflexion) mais aussi une mobilisation du corps qui varie du tout au tout, de la détente devant un smartphone jusqu’au sport avec les dispositifs de captation de mouvement, en passant par la maîtrise d’une dextérité à toute épreuve pour les superplayers, dont le but est souvent de terminer un jeu le plus vite possible en en maîtrisant toutes les variables.

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De multiples facettes

IL N'Y A FINALEMENT PAS D'IDÉAL du jeu vidéo, mais des pratiques qui s’étendent jusqu’à des domaines périphériques. Les compétitions de jeux vidéo en sont un exemple : aujourd’hui, des équipes s’affrontent sur le jeu en ligne League of Legends (Riot Games, 2009), sponsorisées par de grandes marques, soumises, entre les périodes de championnats, à un mercato digne du football. Les serious games, quant à eux, emploient la forme vidéoludique pour faire passer des messages publicitaires, éducatifs, voire politiques ; on peut les situer à la frontière du transmedia storytelling, qui emploie la forme du Alternate Reality Game (jeu en réalité alternée) pour entraîner les publics plus loin dans une fiction s’étalant sur plusieurs médias. La série CULTE ! évoque aussi le développement de la réalité virtuelle immersive, avec des dispositifs comme l’Oculus Rift. Or l’immersion totale pose des questions nouvelles en termes de jeu et de narration, des questions qu’évoquait un film comme eXistenZ (Cronenberg, 1999) : comment, par exemple, opérer la transition entre les niveaux quand le jeu est indiscernable de la réalité ?

CAR SI LA TECHNOLOGIE qui porte le jeu vidéo permet des usages de plus en plus variés, le jeu vidéo en tant qu’expérience vidéoludique, esthétique, est lui-même en perpétuelle évolution. Le déchirement qui secoue encore les études universitaires sur les jeux vidéo (game studies), entre les ludologues et les narratologues, se veut le miroir des questionnements des auteur-e-s et des publics : le jeu vidéo est-il un jeu, un récit, ou les deux ? Pas de réponse exacte, mais plutôt des sensibilités parfois antagonistes. L’intervention de David Cage dans "Jeux Vidéo ! Le Dixième art" est à ce titre révélatrice : le fondateur du studio Quantic Dream, aux positions controversées, compte bien révolutionner le jeu vidéo en centrant ses créations sur l’émotion et la narration. Heavy Rain (2010) et Beyond : Two Souls (2013) se comportent comme des superproductions cinématographiques interactives, le second s’offrant même, via la capture informatisée des performances des interprètes, deux têtes d’affiche, Ellen Page et Willem Dafoe.

À L'HEURE MÊME OÙ LA PRESSE GÉNÉRALISTE s’empare de l’analogie entre cinéma et jeu vidéo, les blockbusters vidéoludiques se comportent souvent comme des jeux "en couloir" où les joueur-se-s avancent en enchaînant les événements scriptés, subissant un développement linéaire du récit, là où le jeu vidéo peut se permettre des possibilités infiniment plus vastes. Mais surtout, occultant le paysage vidéoludique, les grosses machines que sont les séries des Call of Duty (Activision, depuis 2003) ou des Grand Theft Auto (Rockstar Games, depuis 1997), ne doivent pas faire oublier une scène indépendante riche d’idées et d’innovations. Le duel jeu/narration y trouve ainsi des solutions originales, du jeu "bac à sable" dont la simplicité n’a d’égal que le succès (Minecraft, Mojang, 2011) à l’expérience ludique et sensible dans Brothers : A Tale of two sons (Starbreeze Studios, 2013), en passant par la narration appuyée de To the Moon (Freebird Games, 2011) – et la liste ne saurait être exhaustive.

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Une ouverture à la critique

"JEUX VIDÉO : LE DIXIÈME ART" a le mérite de proposer une vision à contre-courant de la presse et des reportages généralistes, lorsqu’il aborde les problématiques de la violence et de l’addiction, en faisant le lien avec d’autres accusations infondées portées contre le cinéma puis la télévision. Des accusations déjà invalidées par d’autres documentaires, Suck My Geek (Canal +, 2007) en tête, et dont l’obsolescence est évidente pour les publics familiers de cette industrie. L'épisode se consacre ainsi à la légitimation de son objet, valorise sa place aujourd’hui prépondérante de "dixième art".

L’ÉPISODE, aurait pu également questionner la place des femmes dans l’industrie vidéoludique, des deux côtés de l’écran : tous les intervenants sont des hommes. Lorsque Lara Croft, héroïne de la saga Tomb Raider (Core Design, Crystal Dynamics, créé en 1996), est mentionnée, c’est pour son côté "sexy" (tandis qu’apparaissent à l’écran les couvertures de magazine la montrant à moitié nue). Cette représentation problématique est l’artefact d’une culture auparavant marginalisée, assignée à un cœur de cible unique (les adolescents), et qui n’a pas encore su prendre la mesure de l’évolution de ses publics. Ces dernières années ont pourtant été le théâtre d’une large prise de conscience lorsque les universitaires et les critiques se sont emparés d’un art "légitimé" pour le questionner, en même temps que, selon l’Entertainment Software Association, les joueuses sont devenues aussi nombreuses que les joueurs sur le territoire américain.


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Un art polymorphe

AVEC DES PORTE-ÉTENDARDS comme Anita Sarkeesian, qui décrypte l’objectification des femmes dans le jeu vidéo, ou, en France, la blogueuse Mar_Lard, l’industrie vidéoludique se voit confrontée à ses erreurs, forcée de mûrir. Les problèmes de représentations dénoncés aujourd’hui ne sont pas intrinsèques au jeu vidéo en tant qu’art, mais sont liés à une industrie qui, légitimée, se voit soudain questionnée après avoir fonctionné en vase clos pendant des décennies. De même que les pratiques ne justifient plus l’usage d’une dichotomie gamer/casual, c’est l’identité même du gamer qui est remise en question, au profit, peut-être, d’une mosaïque reflétant mieux la complexité d’une communauté qui ne cesse de s’étendre. Cette fracture actuelle de l’identité socio-culturelle et de l’industrie du jeu vidéo, cette démultiplication des usages, n’est pas le signe d’un art qui s’essouffle, mais bien d’une pratique qui s’ouvre au monde, se remet en question pour mieux assumer la légitimité que lui offrent aujourd’hui les institutions culturelles. C’est, aussi, la porte ouverte à de nouveaux publics. Le jeu vidéo n’a révélé qu’une infime partie de ses possibilités plastiques et techniques, et promet au plus grand nombre d’autres niveaux à explorer.

F. F.
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A Paris, le 23 septembre 2014

CULTE ! 2/4 – "Jeux vidéo : Le Dixième art"
Diffusé sur France 5, jeudi 25 septembre à 21h35
Un documentaire de Daniel Ablin
Écrit par Serge July et Antoine de Gaudemar

Durée : 52 min

À lire également : notre article sur l'histoire des jeux vidéos 

 
 




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