
"ELLE", C'EST NATURELLEMENT AGOTA KRISTOF (lire notre portrait). Échappée de la répression soviétique après la révolte de 1956 et envoyée en Suisse romande, près de Neuchâtel, elle commence à apprendre la langue française à l’âge de 21 ans. Son premier roman, Le Grand Cahier, est publié en 1986 à Paris, exactement trente ans après son départ du pays natal. Il est suivi de près par La Preuve et Le Troisième Mensonge, deuxième et troisième acte d’une trilogie romanesque traduite désormais dans le monde entier. Le film de Szász accomplit non seulement un changement de médium, faisant passer l’univers de la trilogie de l’écrit à l’image, mais aussi un voyage inédit : le retour de l’histoire des deux jumeaux dans le pays de leur créatrice. L’enjeu principal du film est donc explicite : il s’agit du rétablissement d’un lien entre les mots (français) du roman et les choses (hongroises) que ce roman raconte.
LE "GRAND CAHIER", dans lequel les jumeaux enregistrent tout ce qui leur arrive, figure parfaitement l’enjeu du film : si, dans le roman, il s’agissait d’un cahier de composition, où les jumeaux recopiaient leurs rédactions sur des sujets précis, ici le cahier recouvre la double fonction de journal intime, dont l’écriture est suggérée au début du film par le père, et de registre des "leçons" que les jumeaux s’auto-imposent. Le cahier est un lieu de mémoire à part entière : les jumeaux y collent des photographies, des dessins, des cartes postales ; ils y inscrivent des dates et des noms, ils y conservent toute autre sorte d’objets chargés de témoigner de leur expérience de survie. Sur l’une des premières pages de l'ouvrage, les jumeaux collent ainsi une carte postale de Köszeg, la ville de frontière dans laquelle Agota Kristof a grandi, et qui remplace avec son poids la "petite ville" du roman (qui deviendra "la ville de K." dans les deux autres volets de la trilogie) ; les soldats portent des uniformes qui trahissent leur identité : Hongrois, Allemands, puis Russes ; le "troupeau humain" qui défile dans les rues de la ville dans un chapitre du roman est restitué à sa réalité de cortège de Juifs en route pour les camps de concentrations... Arrachés de leur contexte par l’écriture "étrangère" de Kristof, les faits sont "re-territorialisés" (1) dans le film de Szász : tout acquiert un nom, une spatialité, une matérialité absente dans le roman.
français dans le roman. De ce point de vue, on comprend l’absence dans le film des scènes d’apprentissage des langues (l’allemand, le russe) de la part des jumeaux : les langues sont des objets concrètement hostiles, leurs sonorités différentes contrastent, les étrangers demeurent incompréhensibles aux jumeaux. La parole de l’autre est distante, intraduisible.



