L`Intermède
Julien Duvivier, l'écran noir
Le cinéma de Julien Duvivier (1896-1967) serait presque éclipsé, aujourd'hui, par le souvenir des attaques répétées des Cahiers du Cinéma formulées à son endroit.  A l'époque, les critiques des Cahiers, ceux-là même qui vont bientôt former la Nouvelle Vague, défendent un cinéma plus avant-gardiste, moins codifié. Pourtant, le regard de Duvivier, souvent proche de celui d'un Jean Renoir (1894-1979) - seul cinéaste de l'époque alors "épargné" par les critiques -, est celui d'un artisan qui, grâce à une  grande maîtrise des techniques cinématographiques, a su développé sa propre vision du monde : pessismiste, désespérée et sans issue, comme le prouve la rétrospective que lui consacre la Cinémathèque française, jusqu'au 15 mai.

Hubert Niogret rappelle à juste titre, dans son ouvrage Julien Duvivier, 50 ans de cinéma (Collection cinémovie n°3, mars 2010), que les films de Julien Duvivier s'inscrivent dans le mouvement du réalisme poétique des années 1930 : "Comme l'écrivait André Bazin en 1957, les cinéastes qui avaient dominé le cinéma français étaient incontestablement René Clair, Jacques Feyder, Marcel Carné, Julien Duvivier et Jean Renoir." L'œuvre de Duvivier, tout comme celles de Clair ou de Carné, rétrospective,
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monde de Don Camillo, déterminismes'attache à l'archétype de l'ouvrier qui tente d'échapper tant bien que mal à la morosité du réel qui l'entoure. Mais, à l'instar de la photographie humaniste, derrière le quotidien misérable se dessine une poésie latente, qui peut être désespérée, ou non.

Il ne s'agit en rien d'un lyrisme douceureux, mais plutôt d'un monde où même les tours de magie sont désenchantés. Au début de La belle équipe (1936), un homme effectue ainsi un tour de cartes devant Huguette (Micheline Cheirel) : "C’était bien le huit de cœur ? - Non, le valet de cœur", répond-elle. L'amour est toujours mis à mal, comme un rêve illusoire définitivement impossible. Les valets de cœur ne se trouvent pas, et les hommes ne parviennent jamais à leurs fins. Plus loin, Huguette provoque naïvement l'arrestation de son fiancé recherché par la police en hurlant son nom aux abords de la maison où il se cache, et Gina (Viviane Romance), femme adultérine, détruit l'amitié entre Charles (Charles Vanel) et Jean (Jean Gabin) en séduisant le meilleur ami de son mari. Dans ce film, les hommes sont du côté de l'utopie - la création du restaurant "Chez Nous" est le symbole d'un idéal socialiste -, les femmes sont celles qui l'empêchent. Schématiquement, la raison est masculine, la folie, féminine : les films de Duvivier se teintent volontiers d'une certaine mysoginie, plus frappante aujourd'hui qu'alors.

Aussi, dans Un Carnet de bal (1937), les sept sketches montrent-ils l'influence négative d'une femme dans la vie des hommes sur son chemin. Christine (Marie Bell) retourne voir tous les soupirants qu'elle a rencontrés lors du fameux bal de ses 16 ans. Chaque visite est une nouvelle déception, comme une constatation lancinante et récurrente de l'impossibilité de retrouver ce qui est perdu. Georges Audié s'est suicidé pour elle. Pierre Verdier (Louis Jouvet), ancien féru de poésie, est désormais cambrioleur. Alain Regnault (Harry Baur) a, quant à lui, renoncé à une carrière brillante de musicien pour devenir prêtre. François Patusset (Jules Raimu) s'est marié avec sa bonne, et bat son fils. Thierry Raynal (Pierre Blanchar) est, pour sa part, devenu médecin avorteur. Enfin, Fabien (Fernandel), coiffeur pour dames, n'est plus aussi beau que dans les souvenirs de Christine. Puis vient le septième, Gérard, celui "qui a compté"... qui vient tout juste de décéder, alors qu'il habitait juste en face de chez elle. Le désespoir et l'absurde gangrènent l'oeuvre de Julien Duvivier. Le cinéaste construit méthodiquement un musée du désespoir masculin, où la femme semble être celle qui a déversé les vices contenus dans sa boîte de Pandore. Cette mysoginie datée résonne aujourd'hui de façon presque ironique. Arthur Dreyfus et Philippe Fauvel remarquent toutefois, dans le numéro du mois d'avril du magazine Positif, qu'une seule actrice a échappé à cette catégorisation : Danielle Darrieux. Elle est l'une des rares à refuser les avances d'Octave Mouret dans Pot-Bouille (1957), et dans Marie-Octobre (1958), elle incarne l'un des personnages féminins les plus étoffés de la filmographie de Duvivier. Mais son cinéma reste avant tout un "cinéma d'hommes", à l'image des rencontres qui ont marqué son parcours artistique.
 
Duvivier officie au théâtre de l'Odéon dès 1916, où il rencontre et collabore avec le fameux metteur en scène Antoine (1858-1943). Il y joue quelques rôles mineurs, avant de s'orienter vers le Septième art. Avec Maria Chapdelaine, il donne son premier rôle à Jean Gabin. Pour La Bandera, le comédien achète avec Duvivier les droits du roman de Pïerre Mac Olan, alors que l'acteur a refusé plusieurs films alimentaires : le couple artistique Duvivier / Gabin est né. Dans Pépé le moko, Gabin demande à un plus jeune de la pègre de la Casbah : "Besoin de personne ?", alors qu'il le gifle tout en rigolant. Duvivier fait émerger un nouveau type d'acteurs : Gabin est à la fois un profond séducteur, par sa carrure d'athlète, et un homme d'une grande fragilité, comme semblent l'évoquer son nez cassé et ses yeux bleus transparents énigmatiques. Et les films du cinéaste sont à l'image des rôles qu'il confie à son acteur fétiche : une forme d'énergie tragique y bat à tout rompre. La majorité de ses longs métrages se concluent tragiquement, au propre ou au figuré ; le nœud dramatique ne peut se défaire que par la disparition d'un des protagonistes. Dans Poil de Carotte (1926), l'enfant manque tout juste de se suicider, sauvé in extremis par son père. Dans Maria Chapdelaine (1934), François Paradis, interprêté par Gabin, meurt, et ne peut vivre rétrospective, biographie, parcours, Julien Duvivier, cinéma  français, Jean Gabin, Fernandel, Cinémathèque Française, La belle  équipe, Panique, Le petit monde de Don Camillo, déterminismel'histoire d’amour avec l'héroïne Maria. Dans La Bandera (1935), Pierre Gilieth s'éteint en voyant partir celle qu'il croyait aimer. Dans la version non censurée de La belle équipe (1936), Jean abat le dernier ami qui travaillait encore au restaurant. Et dans Panique (1946), Monsieur Hire, interprété par Michel Simon, fait émerger la vérité en décédant.

On a souvent attaqué l'absence apparente de style dans le cinéma de Duvivier, à l'instar du critique Jean Fayard dans un article de 1937 : "Une des difficultés essentielles pour l'artiste, c'est d'adopter un style et de s'y tenir." Il apparaît clair aujourd'hui que le réalisateur d'Un Carnet de bal s'appliquait davantage à raconter de grandes histoires populaires de manière efficace qu'à inventer de nouvelles formes cinématographiques. Hubert Niogret explique ainsi que la majorité des films du cinéaste soient tombés dans l’oubli : "Il n'a été longtemps considéré que comme un artisan. André Bazin lui-même ne le tenait pas en grande considération, même s'il prenait en compte sa domination." Néanmoins, tous ses films laissent percevoir une pensée du désespoir qui se traduit, dans la mise en scène, par certaines particularités stylistiques : "Si être un auteur de films, c'est exprimer sa personnalité et les thématiques qui le préoccupent à travers sa mise en scène, l'organisation des moyens mis à sa disposition, Julien Duvivier est un auteur de films", défend Niogret. Autre critique : l'artificialité des décors reconstitués en studios dans lesquels le réalisateur cantonne ses personnages, notamment dans La Bandera, où des écrans de rue en arrière obturent le plan, ou lorsque la projection des souvenirs du meurtrier jaillit sur le mur du fond de la pièce. C'est une sorte de "mise en décor des personnages", procédé particulier et pour le moins original à une époque où les cinéastes commencent à se lasser des studios et à tourner en décors réels. Comme le précise Hubert Niogret : "Julien Duvivier fait partie d’une génération de cinéastes pour qui le studio est le lieu par excellence où se fabrique le cinéma, génération qui s’est développée dans un contexte économique de l'industrie du cinéma français, où les studios étaient nombreux, bien équipés, employant des personnels à l'année, dans toutes les branches de métier."

Julien Duvivier a commencé sa carrière en réalisant vingt films muets, dont il a acquis une conscience accrue de la potentialité de l'image. Il construit ses films en y intégrant le sceau du destin, la marque d'un déterminisme tragique. Au début de La Bandera, Pierre Gilieth (Jean Gabin) est marqué par l'empreinte de ses meurtres, comme en témoigne ce premier plan où il essuie ses mains sales sur le chemisier blanc d'une femme ivre qui s'amuse dans la rue. Elles sont tachées de sang, et toutes ses actions ne pourront effacer sa nature de meurtrier. Ce fatalisme court d'un film à l'autre : dans Poil de Carotte, un enchaînement des plans représente les pensées de l'enfant. Près d'une petite rivière, Poil de Carotte songe à son suicide, les images rétrospective, biographie, parcours, Julien Duvivier, cinéma
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équipe, Panique, Le petit monde de Don Camillo, déterminismefigurent les pensées de l'enfant en alternant des vues sur lui près du fleuve et des intertitres : "La grange / Une poutre / Une corde", comme si la mise en scène anticipait déjà le suicide de l'enfant, voire le guidait. Et à mesure que l'enchaînement entre les intertitres s'accélère, l'enfant est de plus en plus poussé au suicide. Dans une poétique du déterminisme, l'image guide véritablement les personnages vers leur destin morose auquel il ne semble pas possible d'échapper.

Ces parti-pris stylistiques ont été longtemps ignorés par les cinéastes de la Nouvelle Vague qui, dans une volonté d'énergie caractéristique de la jeunesse dans l'après-Guerre, voulaient sortir des carcans et des atrocités au sein desquels elle a émergé. Il s'agissait pourtant de créer en réaction à ces repères classiques, à ce que les cinéastes de la nouvelle Vague percevaient comme une castration à laquelle était liée le cinéma d'un Duvivier. La Nouvelle vague n'aurait, paradoxalement, pu exister sans un Duvivier. Jean Renoir dit d'ailleurs du réalisateur : "Si j'étais architecte et que j'aie à édifier un palais du cinéma, je surmonterais l'entrée de cet édifice d'une statue de Duvivier. De nos jours, on parle beaucoup de technique. Duvivier n'en parlait pas mais rien de ce qui concernait l'écriture de son métier ne lui était inconnu."

Cette force d'écriture est palpable dans l'implacable mécanique qui se met en marche pour chaque personnage du cinéma de Duvivier, qui ne rencontre autre chose que son malheur et qui, quand il ne meurt pas, est obligé de fuir, comme c'est le cas dans Le petit monde de Don Camillo (1951), dont le personnage éponyme, devenu communiste, est contraint de quitter sa commune car Dieu (qui lui parle et à qui il répond "naturellement") lui ordonne de partir au regard des erreurs qu'il a commises. Dès les premiers plans du film, Fernandel est soumis à cette autorité par la voix divine en voix-off. Le comédien filmé en contre-plongée et les plans du début ne font qu'anticiper la fuite finale ; dès les images liminaires, tous les enjeux de l'histoire sont exposés. Et, dans Pépé le moko, un des premiers plans montre la Casbah où habite "Pépé". En sortir, ce serait en mourir, car ce serait disparaître de l'écran, et ne plus exister.
 
Le 25/04/10

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Rétrospective Julien Duvivier, jusqu'au 15 mai 2010

La Cinémathèque française
 51 rue de Bercy
75012 Paris
Tarif plein :  6,5 €
Tarif réduit et billets couplés : 5 €
- de 18 ans : 3 €
Forfait Atout Prix ou Carte CinÉtudiant : 4 € 
Libre Pass :  Accès libre
Rens. : 01 71 19 33 33

A lire
Julien Duvivier, 50 ans de cinéma français de Hubert Niogret
collection cinémovie n°3
35 euros.


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Photo 1 Pépé le Moko, 1936
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Photo 4 Le Retour de Don Camillo, 1953