L`Intermède
Just Dance, Beautiful, Dirty Rich, Poker Face, Eh Eh (Nothing Else I Can Say), LoveGame, Paparazzi, Britney Spears, Pussycat Dolls, lady gaga, biographie, parcours, photo, photographies, mode, fashion[Chronique]
Inhumaine, trop inhumaine
Au début du mois de novembre, le photographe de stars A. J. Sokalner est
tombé raide mort sur un tapis rouge. Il venait de prendre Lady GaGa en photographie. Une fois de plus, la chanteuse avait opté pour un look discret et empreint d'élégance : cascade-choucroute de cheveux derrière un filet de pêcheur en guise de voile facial. Ou l'art de faire diversion, et de toujours tenir tout à distance.

"Hello hello baby you called, I can't hear a thing
I have got no service in the club, you see, see
Wha-wha-what did you say ? Oh, you're breaking up on me ?
Sorry I cannot hear you, I'm kinda busy
"

En un mois, plus de 35 millions de clics ont lancé la vidéo de son dernier single, "Bad romance", sur le site YouTube. Du jamais vu. Surtout pour une chanteuse qui, il y a encore un an et demi, était inconnue du grand public. Le 27 novembre dernier, Lady GaGa a entamé une tournée mondiale en
commençant par Montréal, après avoir vendu officiellement 4 millions d'exemplaires de son premier album, et passera par la case "Bercy" en mai prochain. Parler d'ascension fulgurante est un bel euphémisme : le succès est inscrit dans les gènes de cette obsessionnelle qui a donné pour titre à son premier album The Fame ("la célébrité"), et l'a rebaptisé, dans une seconde édition, The Fame Monster ("Le monstre de la célébrité"). Ou comment, en parfaite héroïne warholienne, elle s'est forgée un univers pop saturé de formes géométriques et couleurs criardes pour cristalliser le cirque médiatique qui génère ses propres créatures.

Toute l'ambiguïté du pop art, source de la fascination que le mouvement artistique exerce chez certains, réside dans son dialogue entre la surface et la profondeur. La superficialité ne serait-elle pas ce qu'il y a de plus subtil?, s'interrogent un Andy Warhol, un Jeff Koons, un Robert Rauschenberg. Consommons, et faisons de l'art sur l'art de consommer. Devenons célèbre, et chantons sur l'art d'être célèbre, répond la chanteuse d'origine italienne Stefani Joanne Angelina Germanotta,
devenue Lady GaGa en écho à la chanson "Radio Gaga" de Queen. Ce surnom lui vient de Rob Fusari, producteur qui l'accompagne depuis ses débuts, et l'a soutenue alors que la jeune femme, supposément âgée de 19 ans à l'époque - elle serait née en 1986 -, était tantôt serveuse dans des bars à striptease, tantôt gogo-danseuse. Ses premiers pas de chanteuse, c'est avec les groupes Mackin Pulsifer et SGBand, avant de se tourner vers l'écriture de chansons puis, en 2007, de monter sur scène avec Lady Starlight. Sur scène, leur "Ultime Rockshow Pop Burlesque", hommage à la variété des années 1970, rencontre un grand succès, notamment grâce aux efforts portés sur le décor scénique. Tendance avant-garde et électro-dance, GaGa est sous influence Bowie. Le glam-rock et la pop ne sont pas loin.

A 21 ans, elle (aurait) écrit pour Britney Spears, les PussyCat Dolls ou encore New Kids on the Block. Puis se lance sur son premier album, produit par RedOne, aux sons plus urbains. Enregistré début 2008 à Los Angeles, l'album n'est pas "juste" un disque : Lady GaGa collabore également avec un collectif nommé "Haus of Gaga" qui dessine ses tenues et décors. La musique n'a d'intérêt que si elle est mise en scène, si possible avec moult effets subtils :
gants à paillettes en forme d'oursin, lunettes triangulaires, épaulettes en éclats de miroir, bodies échancrés jusqu'aux aisselles, frange plus anguleuse qu'une équerre... Lady GaGa fait peur, ou fait rire. Reine incontestée du trop-plein, de la saturation et de la fioriture, la chanteuse-pianiste-compositrice n'a nulle peur ni du ridicule, ni du laid : elle en fait un art. Les tenues de créateurs qui circulent sur les podiums, que tout le monde applaudit mais que personne n'oserait porter, s'empilent dans sa garde-robe quotidienne. Cintre ambulant pour dernières tendances, Lady GaGa fait de chacun de ses mouvements un défilé. Sa marque de fabrique : plus c'est gros, plus ça passe. Les études en psychologie cognitive ont montré que le regard d'un enfant est plus facilement attiré par les objets aux formes arrondies, en couleurs et mobiles. Ainsi, la prêtresse du mauvais goût accroche le regard de ceux qui, par mégarde, verront l'une de ses multiples prestations télévisées.

Car, hyper-active, Lady GaGa est partout, et enchaîne les singles et les clips :
l'inaugural "Just Dance" est bientôt suivi de "Beautiful, Dirty Rich", "Poker Face", "Eh Eh (Nothing Else I Can Say)", "LoveGame" et "Paparazzi". A chaque fois, le même pitch : l'argent, le sexe et la célébrité sont chantés ou décriés avec des morceaux-mastodontes qui allient réverbérations en synthé, électro-beat des années 1980 et pulsations hip hop dont un Timbaland a fait sa marque de fabrique. Sans oublier quelques gimmicks gratuits, comme "cherry cherry boom boom", "gaaa-gaaa" ou "mamamama", qu'elle essaime de sa puissante voix au fil des chansons comme autant de petites expressions aussi insignifiantes qu'entêtantes. Machine à tubes calibrés pour empêcher de tenir en place, parfaits pour bouger. Presque trop parfaits.

Aucune aspérité, zéro faux pas, nulle improvisation : tout est calculé à la mèche près. Lady GaGa est un pur auto-produit, une figure pop dont elle a façonné les moindres détails. A force d'années de galère (elle dit avoir fait "tous les clubs de New York, tous les bars, tout essayé" avant de rencontrer le succès), elle n'a plus droit à l'erreur. Parfaite poupée de porcelaine qui se coiffe elle-même, qui ne ferme pas les yeux quand on l'allonge, qui semble avoir des batteries chargées pour un bout de temps, inépuisable. En cela, elle tend à se rapprocher de Madonna, dont l'excès d'attributs féminins et les changements systématiques de look - chez Lady GaGa, au jonglage entre les tenues répond  toutes les tentatives capillaires possibles et imaginables - lui ont donné une image surhumaine, irréelle, évanescente. Lady GaGa ne danse et ne chante pas : elle fait une "performance" mécanique, hurle dans un micro des paroles supposément cyniques, trouve à chaque représentation un geste pseudo-sulfureux à exécuter (jouer sur un clavier tendu aux pieds d'un danseur allongé, danser accroupie sur le tabouret de son piano, casser avec un pied de micro une vitre, se faire saigner...), et fait son show. Chacune de ses prestations est maintenant auréolée de l'attente de ce fameux moment où elle va (apparemment) se laisser emportée par la folie de l'instant.

"It doesn't make you cool to hate pop culture, so I embraced it" ("Cela n'est pas tendance de détester la culture pop, donc je l'ai embrassée"), dit-elle. C'est donc cela : une stricte affaire de tendance, l'exploitation du filon "pop" jusqu'à plus soif, parce que c'est dans l'air du temps. De la pop qui engendre de la pop, une sorte de post-modernisme nourri par un sens musical certain et une voix aux accents rocailleux intéressants, mais parasité par son propre talent, ce perfectionnisme anxiogène qui l'empêche, in fine, de provoquer le moindre sentiment, si ce n'est une étrange admiration ou un agacement certain devant ce qui ne semble être qu'une image, sans personne derrière. Et lorsque, dans son clip "Bad Romance", certains plans la montrent en train de pleurer à chaudes larmes, comme pour susciter une empathie qu'elle ne provoquera jamais, ses yeux ont changé de couleurs. Le vert transparent est artificiel.

Outre le fait que chaque chanson ajoutée à la réédition de son album ressemble à une autre déjà existante, donnant la désagréable impression que le filon s'épuise plus vite que les promesses qu'il formulait, le tour de la question sera vite fait. Lady GaGa suivra sans nul doute les traces de Madonna, vendant plusieurs millions d'albums, rameutant les foules à chaque tournée titanesque qu'elle exécutera sans fausse note, considérée comme la "reine de la pop". Avant que le pathétique de l'entreprise ne saute aux yeux, et que cela s'apparente à de l'acharnement. Les mythes médiatiques ne se construisent pas que sur des images parfaites. Michael Jackson ou Britney Spears, catalyseurs d'émotions, brisés d'avoir été trop aimés, peuvent témoigner du prix à payer pour devenir une icône.

Johan Delors
Le 09/12/09