L`Intermède
Le choix de la rédaction de L`Intermède

Chute d'une nation 
Ecrit et mis en scène par Yann Reuzeau 
Théâtre du Soleil, Paris
Jusqu'au 11 octobre 2015


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Fresque épique de 8 heures, Chute d'une nation, comme son titre l'indique, raconte de façon tragique les mécanismes d'installation du fascisme au sein d'une société démocratique. Créée il y a quelques années à la Manufacture des abbesses, cette pièce en quatre épisodes, qui s'égrène sur le modèle des séries télévisées, est présentée en intégrale au Théâtre du Soleil.
 
La sérialité de la pièce devient elle-même un ressort du mécanisme tragique. Loin de diluer l'action, elle tient le spectateur en haleine, le précipite en même temps que la narration dans cette longue "chute" qui commence avec les primaires du parti de gauche (l'Union) et s'achève avec le second tour de l'élection présidentielle. Chaque épisode est un rouage, tendu vers une fin qui, parce qu'elle devient inéluctable, met les acteurs du monde politique face à des dilemmes éthiques de plus en plus cornéliens. La multiplicité des personnages, dont chacun des choix conduit à l'issue fatale, participe aussi de ce processus. Dans cette machine infernale, les erreurs, les errances, les motivations plus ou moins avouées et plus ou moins avouables de chacun d'eux participent d'un gigantesque engrenage qu'ils déclenchent malgré eux. Tout le monde étant responsable, personne ne l'est vraiment, et aucun n'est prêt à mesurer les conséquences possibles de ses initiatives, actes et paroles.

Tout partait bien pourtant autour de Jean Vampel, homme politique non dépourvu de défauts, mais qui semblait rafraîchir le jeu politique par sa droiture et son engagement sincère. C'est pourtant sa candidature qui joue le rôle d'une faute originelle : en déplaçant légèrement la composition de l'échiquier politique, elle donne l'impulsion à ce qui deviendra une série de catastrophes. Tous se corrompent dans le jeu du pouvoir, non pas forcément grisés par la puissance, mais pris dans une dynamique collective qui les dédouane d'avance de toute responsabilité individuelle. Sans vision d'ensemble, chacun fait un choix qu'il ne pense que par rapport au moment présent, comme si de toute façon, le pire ne pouvait pas arriver. Mais le pire peut arriver et chaque acte a des conséquences qu'il finit par ne plus être possible d'ignorer.

De rebondissements extérieurs en révélations internes, la dynamique de l'écriture crée un suspense insoutenable. Huit heures de spectacle où les enjeux sont tels et l'écriture si efficace que la tension demeure et croît même jusqu'à la fin. On se croirait face à une série télévisée américaine, et pourtant c'est bien la réalité française que l'on voit défiler sous nos yeux, comme si l'on assistait, terrifiés, à notre propre enterrement. Car la fiction ne fait que mettre au jour les mécanismes du réel, que l'on voudrait bien parfois occulter, mais qu'il vaudrait mieux connaître pour ne pas en être les victimes - ou les acteurs.

Aucun stéréotype ici, mais bien des personnages qui débattent en fonction de la spécificité de leur personnalité, de leur parcours et de la situation. C'est là que la vie gagne le discours politique, en le rendant proprement dramatique. Dès le départ, ce ne sont pas les figures auxquelles on s'attendrait qui peuplent la scène, mais plutôt un député de gauche très croyant, un millionnaire se revendiquant du socialisme (ou de sa variante fictionnelle), une assistante parlementaire dont le fils s'engage à l'extrême droite. Autant de situations particulières qui font précisément le jeu du problème qu'ils vont créer ensemble.


La pièce n'assomme pas d'une morale bien pensante mais, au contraire, met chaque spectateur devant ses responsabilités. A lui d'adopter une position par rapport à ce qui se déroule sous ses yeux et d'en tirer les conséquences. Au groupe de spectateurs aussi, qui créent une forme de collectif de fait, face à l'expérience commune qui les fait partager les mêmes bancs, le même espace, le même air, pendant plus de huit heures d'affilée. Sur une telle durée et sur un tel sujet, la salle ne peut que se muer en société provisoire, constituer une communauté improvisée et d'autant plus soudée qu'elle se trouve abritée par un lieu aussi majestueux que marginal : ce magnifique théâtre du Soleil qui, une demi-journée par semaine, devient ventre des ténèbres. On y voit fermenter un cauchemar qui, si on n'y prend garde, pourrait bien quitter "l'autre scène" pour s'aventurer dans le monde réel.

Claire Cornillon & Fleur Kuhn 

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Le 7 octobre 2015

Voir le site officiel de la pièce 

 
 


Chute d'une nation, une pièce de Yann Reuzeau
Avec Walter Hotton, Didier Mérigou, Sophie Vonlanthen, Leïla Moguez,...
Jusqu'au 11 octobre 2015
Théâtre du soleil - La cartoucherie
75012 Paris
Sam & Dim 13h-22h15 
Tarifs : 40€, 30€, 18€

Reprise au Théâtre Michel à partir de novembre 2015
2 épisodes les mardis soirs


Crédits Photos © Sabrina Moguez
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